Interview
Entretien avec Marc-Antoine Mathieu
Interview réalisée par Melville et Placido à Angoulême, à l’occasion du 39ème Festival International de la bande dessinée (janvier 2012).
Sceneario.com : La bande dessinée n’est pas votre seule activité professionnelle, quelle place a pour vous la création d’un album ?
Marc-Antoine Mathieu : Aujourd’hui, c’est moitié-moitié. Je partage mon temps entre la BD et la scénographie. Le graphisme, j’en fais également de temps en temps mais moins qu’à une époque.
Sceneario.com : Et en terme de créativité, est-ce qu’il y a une partie plus importante à vos yeux ?
Marc-Antoine Mathieu : Non, les deux sont vraiment des choix de même valeur à mes yeux. On ne va pas dire « passion » parce que c’est un mot qui est tellement galvaudé qu’on hésite à l’employer… Dans les deux cas, c’est un engagement durable. La scénographie, je la pratique avec Philippe Leduc, mon collègue de "Lucie Lom" (notre atelier), plus comme plasticien que comme "communicant". (Le site s’appelle lucie-lom.fr, On peut y voir notre travail graphique et plastique, nos expositions scénographiées mais aussi nos installations in situ.)
Sceneario.com : Existe-t-il une porosité entre ces deux activités ? Est-ce que la scénographie vous influence sur ce que vous faites en BD ?
Marc-Antoine Mathieu : Oui, nécessairement. Il existe des passerelles qui se sont faites naturellement depuis le début. Je suis venu à la scénographie parce que j’aimais dessiner mais aussi mettre en espace. Et inversement, j’ai réalisé ces bandes dessinées un peu particulières qui mettent en volume des livres, aussi parce que j’ai eu une formation de sculpteur. Ce ne sont pas des activités si différentes que cela à partir du moment où, dans les deux cas, l’on souhaite raconter une histoire. Elles se nourrissent nécessairement l’une de l’autre et elles se complètent. C’est surtout dans la complémentarité que je puise un intérêt, puisque c’est vrai que la bande dessinée est un travail de solitaire et la scénographie plutôt une pratique collective. Cela me fait beaucoup de bien de passer du temps dans une œuvre, une aventure en groupe où l’on remet en cause ses idées et celles des autres… Ce qui n’est absolument pas le cas en bande dessinée où l’on passe son temps à chercher seul, à douter, à être sûr de soi aussi : il y a cet espèce de va et vient face à soi-même qui peut être épuisant, parfois même sclérosant.
Sceneario.com : Dans chacun de vos albums, il y a toujours une réflexion sur l’art et en même temps vous mêlez ces réflexions à une histoire avec une fiction aux accents de polar, à quelque chose d’assez feuilletonesque.
Marc-Antoine Mathieu : Ce qui m’intéresse dans la création en général, c’est l’expérimentation. Notamment parce que j’ai une angoisse : la peur de m’ennuyer, de m’enfermer toujours dans le même type de récit. Je me pose souvent la question de savoir comment faire pour continuer à m’amuser avec les media que j’utilise. Cela s’avère risqué car on peut s’y perdre, mais d’autres fois, c’est merveilleux et on découvre des territoires nouveaux. C’est ça l’intérêt de l’exploration : s’étonner soi-même, se découvrir ! Mais, en même temps, j’aimerais pouvoir expérimenter jusqu’à faire de l’abstrait, avoir la force de me lâcher totalement, mais je n’en suis pas à ce stade là. Sans doute que j’aime encore trop raconter des histoires… Je m’aperçois qu’au fil du temps, ce que j’ai fait ressemble plus à un divertissement intelligent qu’à une recherche artistique approfondie. Peut-être qu’avec le temps, tous ces livres, ces mondes, cette imagerie, formera une petite vision cohérente. Ce n’est pas impossible… On verra…
Sceneario.com : Vous aimez aussi, de façon générale, raconter des histoires. Vous avez un aspect de conteur, le romanesque compte dans la façon dont sont agencées vos histoires.
Marc-Antoine Mathieu : C’est vrai, je suis avant tout un raconteur d’histoires. Avant même d’être dessinateur ou graphiste. J’aime créer des tableaux et dans ces tableaux, y mettre quelqu’un, des questions, un dialogue, et qu’il s’y passe quelque chose. Le tableau ne me suffirait pas, Il m’arrive de faire des illustrations, qui sont toujours des expériences intéressantes, mais j’ai du mal à développer sur le long terme.
Sceneario.com : Certaines de vos BD se passent dans un univers un peu fantasmé comme avec Julius… par exemple, d’autres ont pour décor un univers beaucoup plus réel comme avec Dieu en personne, 3 secondes ou Le dessin. La différence entre les deux réside dans la fantaisie qu’il peut avoir dans l’un et moins dans l’autre, mais aussi dans l’absence de femmes de l’univers de Julius ou de Mémoires Mortes, alors qu’elles sont présentes dans les autres BD.
Marc-Antoine Mathieu : Oui, l’absence des femmes dans les Julius… s’explique de la manière suivante : L’Origine est l’histoire de personnages inhabités qui se rendent compte qu’ils sont issus de l’esprit d’un démiurge (moi) donc s’ils sont créés de toute pièce, ils ne peuvent pas avoir été enfantés, il n’y a donc pas d’enfant. Tous mes personnages sont des personnages sans nombril. Un jour, Julius ouvrira sa chemise, on verra qu’il en est dépourvu. En fin de compte, ce sont des personnages en creux, ce ne sont que de signes. Il y a un côté un peu angoissant derrière ça, kafkaïen diront certains. Dans les autres livres, c’est très différent, on est dans la réalité, on est dans les témoignages plus réels. Il y a même des arbres ! Dans Julius…, tout ce qui est trop de l’ordre de la vie ou du réel est évincé. Il n’y a pas d’arbres, pas de nuages, pas de soleil… Si l’on réfléchit bien, il n’y a pas grand chose de vivant dans Julius…. Ce qui est vivant, c’est l’histoire, les dialogues… On est vraiment dans un monde de rêves, mais aussi de concepts qui s’emboîtent les uns dans les autres. Je dirais même qu’on ne sait jamais si Julius est dans un rêve ou une idée… ou l’idée d’un autre… Ca sera le même cas dans le prochain opus.
Sceneario.com : Quasiment presque tous vos albums sont en noir et blanc, vous n’avez recours qu’à la couleur pour des points vraiment précis.
Marc-Antoine Mathieu : J’utilise le noir et blanc pour plusieurs raisons. D’une part, j’ai souvent l’habitude de citer le poète : « on ne rentre pas dans la couleur comme dans un moulin » (ndr : citation de Matisse). Je ne suis pas capable de faire de la couleur sérieusement en bande dessinée. En tableau, peut-être, mais c’est une vraie recherche, un vrai travail… J’ai trop de respect pour la couleur pour ne faire simplement que du coloriage. Eventuellement utiliser la couleur comme signe graphique à la manière de David B. ou Blain avec Le réducteur de vitesse, pourquoi pas. Et jouer avec la couleur comme le font Mattotti, Prudhomme… là c’est fort. Parce qu’à ce niveau ce n’est plus que de la couleur, c’est un climat. Rébétiko [de David Prudhomme] est superbe. Beaucoup trop de bandes dessinées actuelles gagneraient à être en noir et blanc, c’est dur à dire, mais malheureusement c’est vrai… Pour moi c’est déjà tellement dur de faire du bon noir et blanc. Une chose que je n’ai pas considéré tout de suite et dont je me suis aperçu avec le temps, c’est que le noir et blanc est vraiment l’une des vérités de la bande dessinée, car le noir et blanc est d’emblée décalé par rapport à la réalité. Si le ciel est blanc ou que si le ciel est noir, on y met ce qu’on veut. Et ça c’est intéressant… C’est une des spécificités de la bande dessinée. J’ai découvert ça assez tôt avec Hugo Pratt, dans Fables de Venise par exemple, des cieux blancs avec la lune, c’est génial. On voit la nuit. C’est nous qui inventons notre nuit. Je le reprends complètement à mon compte, j’adore pouvoir faire ça dans la bande dessinée.
Sceneario.com : Le noir et blanc joue également un rôle dans la structure des planches.
Marc-Antoine Mathieu : Oui, et surtout dans cette manière un peu radicale d’utiliser des ombres très tranchées, voire l’idée d‘essayer de faire du 50/50 dans les cases, blanc/noir/blanc/noir. Je pense que cette espèce d’alternance du noir et blanc a un sens dans un récit, une sorte d’« effet ressort » un peu mécanique qui renvoie et fait rebondir le regard du blanc au noir et du noir au blanc. On pourrait croire que cette radicalité peut restreindre le lectorat à des regards esthètes… faux ; cela fait déjà un certain temps que le lectorat considère la bande dessinée comme une écriture, et non plus comme du "beau dessin". Bon, ce n’est pas le « tout en noir et blanc à jamais ». Mais quand le fond est là, je pense que finalement, on s’adapte à la forme.
Sceneario.com : Quelles sont les différentes étapes de réalisation de vos albums ?
Marc-Antoine Mathieu : Elles sont très simples. Il y a la phase oméga, celui de la rêverie. Cette rêverie peut être plus ou moins longue, elle peut se faire juste sur un week-end ou -plus souvent- sur quatre ans, en accumulant des trucs, des images, des personnages, des climats… Dieu en personne par exemple, c’est vraiment un feuilleté d’idées que j’avais accumulées sur des années. Puis vient le moment de mettre cela en place : les notes, on les rassemble, on essaye de structurer une histoire, on l’écrit, on fait une espèce de scénario de 10 à 30 pages avec des dialogues et des didascalies, comme une pièce de théâtre. Et Dieu en personne, de fait, est une pièce de théâtre qui pourrait se suffire à elle-même. Ensuite il y a l’étape réalisation. Une étape très traditionnelle, crayonné/encrage. J’encre mes bulles aussi, je fais partie de ces auteurs qui encrent à la main, j’aime écrire avec une plume. Et puis ensuite il y a une étape d’ordinateur où là, on remonte, on repeaufine… C’est une étape qui n’existait pas avant et qui autorise à faire des essais, notamment dans les gris. C’est quelque chose qui, a priori, devait faire gagner du temps, mais pour moi c’est l’inverse. On devient encore plus exigeant, encore plus pointu, on arrive vraiment à rentrer dans la « chair» de la bande dessinée. Dans La 2,333e dimension il y avait le vert et le rouge pour l’image 3D, là c’est pareil, sans l’ordinateur, grosse prise de tête ! Grâce à l’ordinateur, j’ai pu faire quelque chose qui marchait très bien, soigné aux petits oignons.
Sceneario.com : Dans tous vos albums, on retrouve différentes contraintes narratives et de mise en scène, est-ce un défi que vous vous faites à vous-même ?
Marc-Antoine Mathieu : Non, pas forcément, ce ne sont pas des défis, c’est simplement que j’aime jouer, j’aime expérimenter. 3 Secondes, au départ, je ne le concevais pas comme un défi car je voyais très bien ce que ça allait donner. Quand je suis parti là-dedans, je me suis même dis que ça allait faire un petit objet numérique rigolo qui allait me prendre 3-4 mois. En fait, ça m’a pris un an parce que je me suis aperçu que c’était sérieux et que je devais être vrai et juste. Il fallait que ce soit possible. Je n’avais pas envie de faire n’importe quoi, je me suis documenté énormément et ça a pris de l’ampleur et je me suis dis : « après tout, pourquoi pas un livre ? ». C’est devenu une espèce d’objet qui m’a un peu dépassé.
Sceneario.com : Quel regard portez-vous sur la production actuelle en bande dessinée qui semble à certains égards creuser le « filon industrie mercantile » plus que celui du neuvième art ?
Marc-Antoine Mathieu : J’ai du mal à être totalement critique négativement sur la bande dessinée populaire, parce que j’en ai moi-même consommé. Quand j’avais douze ans je lisais Ric Hochet, et pas celui de la bonne époque !… Ce qui est sans doute dommage c’est que parfois, dans l’industrie qu’est devenue la bande dessinée, on tire un peu trop sur le facile… Mais j’aime à croire que les enfants qui lisent et rentrent dans la bande dessinée par "des lectures faciles" n’en resteront pas à ce stade là. Je pense que la bande dessinée est suffisamment vaste et riche en propositions graphiques et narratives pour qu’à un moment donné, tôt ou tard, le regard grandisse.
Sceneario.com : Et pour revenir à 3 Secondes, avant de devenir une bande dessinée, c’est un projet numérique ?
Marc-Antoine Mathieu : Oui, au départ, c’était un objet interactif qui était censé pouvoir se lire en zoomant avec les doigts sur un iPhone. Zoomer est devenu une action très banale, presque naturelle. On ne tourne plus des pages, on zoome dans des images, des cartes, des visages… 3 secondes se fait un peu l’écho de cela.
Sceneario.com : Et en animation, avez-vous d’autres projets ?
Marc-Antoine Mathieu : Pourquoi pas, mais je ne veux pas me forcer. Ce n’est pas parce que j’ai fait 3 secondes en numérique qu’automatiquement je vais poursuivre… Ca ne m’intéresse pas plus que ça. Le prochain livre de Julius… sera un livre et uniquement un livre, vous comprendrez pourquoi…