Cache-cache bâton

Emmanuel Lepage, à travers ses livres, a souvent partagé ses sentiments, ses impressions, ses émotions. Grand voyageur, il nous a ouvert les yeux sur des contrées qui nous étaient méconnues. Mais, cette fois, le voyage est avant tout temporel et le récit plus intime que jamais. L’auteur, en effet, nous entraîne sur les traces de sa famille et de sa plus tendre enfance.

Le projet trottait dans la tête de l’auteur depuis longtemps. L’idée n’était pas de faire un livre sur lui, mais plutôt de raconter une expérience humaine qui a marqué certaines personnes, dont lui-même.

Ses parents ont, en effet, participé à des mouvements qui voulaient mettre en question l’ordre établi et tenter de nouvelles expériences de vie. Ils étaient, notamment, séduits par le personnalisme, qui ouvrait une autre voie que le capitalisme ou le communisme.

L’auteur a fait témoigner la plupart des acteurs de l’aventure dans cette épaisse BD de près de 300 pages. Il a d’abord voulu comprendre ce qui le avait poussés à aller dans ce sens. Puis il a raconté la genèse de l’expérience de ces six familles et la concrétisation de ce hameau où tout le monde voulait développer partage et entraide, tout en conservant des maisons individuelles. Un premier pas truffé de choix parfois difficiles, où tous étaient tiraillés entre ceux qui voulaient aller plus loin dans la vie collective et ceux qui trouvaient la situation déjà complexe à gérer en l’état.

Derrière de beaux principes, il y a l’utopie et la réalité. C’est ce qui ressort du livre. Mais, surtout, ces pages présentent une belle aventure humaine, généreuse, qui a marqué Emmanuel Lepage. On ressent beaucoup de nostalgie ici, et une réelle envie de comprendre ceux qui ont participé à l’expérience. Lepage livre des moments très intimes, qui permettent sans nul doute d’appréhender encore mieux son oeuvre. Mais, guidé par son âme de reporter, il va aussi plus loin en allant à la rencontre d’une communauté d’aujourd’hui.
Les scènes se succèdent donc entre passé et présent.

Le livre est aussi l’occasion de replonger dans le contexte social des années 1960-70 qui ont marqué la société. Cela apporte un très bon éclairage pour les générations qui ont suivi, et de sacrés souvenirs pour ceux qui ont vécu à cette époque.

Le sujet est intéressant, même si le livre souffre parfois de quelques longueurs, notamment au début. Le fait d’avoir voulu expliquer le cheminement de chaque famille (avant de se lancer dans la communauté) est un gros travail. Il apporte des clés de compréhension, mais il entrave aussi un peu le rythme du récit. La deuxième partie se lit ainsi de manière plus fluide.

Graphiquement, on retrouve tout le talent de Lepage. Cet homme est un grand artiste. Ses dessins sont magnifiques. Avec leur douceur et leurs couleurs directes, ils forment une multitude de tableaux. Nombre de pages, celles de « l’enquête », sont plutôt monochromes, tandis que ses souvenirs d’enfance éclatent de couleurs. Ce sont les plus belles pages du livre.

Voilà une BD tout à fait dans la veine humaniste naturelle d’Emmanuel Lepage, mais qui tranche aussi par certains côtés. Elle se veut plus documentaire tout en touchant, paradoxalement, à la vie intime de l’auteur, de sa famille et de ses proches.
Si le sujet des expériences communautaires vous intéressent, vous devriez beaucoup aimer cet album. En plongeant dans ses racines, Lepage aborde une thématique qui est plus que jamais d’actualité en ces temps compliqués, où la guerre, la pandémie et le partage des ressources sont au coeur des préoccupations.

Par Legoffe, le 28 novembre 2022