Chère Patagonie

L’histoire commence en 1888, la Patagonie vient de subir de nombreuses conquêtes argentines pour la colonisation de toutes les régions du sud de la Pampa et de la Patagonie orientale (entre 1875 et 1884). Ces conquêtes ont surtout annoncé le début des massacres de mapuche, les communautés aborigènes qui vivaient ici depuis des milliers d’années. Que ce soit au nom de l’évangélisation ou pour récupérer des primes de l’état, tout était bon pour aller tuer, dans la légitimité la plus totale, ces populations traumatisées !
C’est donc dans ce cadre que nous progressons avec cette histoire.
Au fil de ces 9 chapitres nous suivons le parcours de deux familles à travers le temps, avec l’évolution des mentalités, avec le pays qui change, qui fascine, qui garde cette violence inscrite dans la terre depuis des lustres, ou dans le regard de ces hommes ou se lit, malheureusement, la résignation…

Par fredgri, le 29 août 2012

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Notre avis sur Chère Patagonie

Il y a des moments ou on se dit qu’il est bon de lire ce genre d’album au charme troublant, voir même hypnotique !

Après cette lecture, je reste donc béa, allongé, à revoir ces images, réécouter ces échanges.
Car avant tout, dans cet album, ce qui marque tout de suite c’est cette impression d’avoir traversé un récit polyphonique, d’être entré de plein front dans une région et dans son histoire. Jorge Gonzales part donc sur les traces de ces gens, qu’ils soient autochtones ou bien colons, qu’ils nourrissent une haine profonde pour ces "indiens" qu’ils massacrent, mutilent, humilient, ou qu’ils tentent de cohabiter plus sereinement, en respectant les coutumes en place. Mais cette histoire qui se déroule devant nous ne se perd pas dans des détails, l’auteur ne nous sort que très peu de dates et ne se sert pas de ce prétexte pour nous sortir un panorama ultra précis de ces périodes, il se contente de rester dans une évocation tout en se concentrant sur ses personnages et sur des impressions qui se superposent.

Tout au long de cette lecture je me suis rappelé des livres comme "Diadorim" de Guimaraes Rosa ou des séries comme "Pampa" de Zentner et Nine, des oeuvres qui traitaient du Sertao brésilien ou de la Pampa et donc pas forcément de la Patagonie elle même, certes, mais qui optaient pour une approche plus axée sur les atmosphères, sur les moments intimistes avec une vraie immersion dans les pensées, la culture et le sol même de ces pays ou il est important d’écouter le vent, de regarder les plaines s’étendre au loin, perdues dans la brume et ou résonne au loin la violence crue et sans appel des dominants.
Parce que dans "Chère Patagonie" les silences sont certainement plus importants que les textes eux même. Gonzales joue avec les images vides, avec les inter-cases, il s’interroge sur cette histoire grandiose qui se développe en parallèle de ces destins, qui se glisse entre les regards sur l’horizon, ces soupirs… Que voit Roth quand il fixe le pays, silencieux, que veut-il capturer avec sa caméra ? De même que Julian qui ne cesse de ne voir que le vide ambiant dans cette campagne ou il a grandit, qui n’arrive pas à faire bouger le commerce familial… La Patagonie de Jorge Gonzales est une région qui donne l’illusion de s’éteindre, qui se remet assez mal de ses vieilles cicatrices et qui doit accepter que cohabitent ensemble, tant bien que mal, ces communautés aux antipodes les unes des autres, quitte à se métisser…

L’écriture est donc d’une virtuosité exceptionnelle, à la fois évocatrice, sèche et incroyablement touchante, elle ouvre les portes à tout un pan de l’histoire de l’humanité. Une histoire assez méconnue qui pourtant reste bouleversante ! Le lecteur peut parfois se perdre dans cette multitude de personnages, de noms, d’autant qu’entre chaque chapitre il peut se passer jusqu’à 30 ans, amenant ainsi les protagonistes à vieillir radicalement ou simplement à disparaître sans crier gare. De plus, il faut quand même aller lire les deux ou trois petites notes en fin de volume pour recadrer le contexte et mieux comprendre certaines allusions. Et dans ce sens, même si c’est important d’avoir des éclaircissements, le dernier chapitre, beaucoup plus précis et moins hermétique que le reste (d’ailleurs il est carrément scénarisé par Alejandro Aguado) revient sur cette histoire en jouant sur la carte du témoignage. C’est plus didactique que le reste et je trouve cette rupture un peu dommageable vis à vis de tout ce qui a précédé.
En axant le récit, dans cette dernière partie, sur les hommes sans reprendre ce lien avec la terre, avec l’esprit on a le sentiment de perdre un peu de l’essentiel ! J’aurais presque aimé que cela reste elliptique jusqu’à la fin !

Mais le gros coup de force, aussi, c’est au niveau graphique.
J’avoue que je ne suis pas entré aussi facilement dans cet album, qu’il a fallu que j’habitue mon œil. Autant j’étais séduit par certaines planches, autant je m’interrogeais sur certaines autres qui se contentaient d’accumuler des cases d’atmosphère avec des gris et quelques effets graphiques au pinceau, floues, jouant même sur l’ambiguïté (je me suis quelques fois demandé ce qui était représenté, par exemple). Mais, assez vite, on entre dans le regard de l’artiste, on se laisse perdre nous aussi dans ce style évocateur et on se laisse séduire par l’invisible qui envahit peu à peu chaque page, qui nous prend à la gorge, qui ne nous laisse plus tranquille.
Gonzales explose sa mise en scène, joue avec la multiplication d’image, étend le langage de la page au delà de la simple succession de cases, les bulles de dialogues chevauchant les visages et les cases, amenant même le lecteur à se demander d’où elles viennent !

Oui c’est une nouvelle fois très brillant, mais surtout, l’auteur nous montre que malgré le scepticisme ambiant la BD garde encore tout son potentiel évocateur, qu’il y a encore tellement de choses à tenter pour enrichir ce langage…

De la grande Bande Dessinée, indispensable, essentielle et vitale !

Par FredGri, le 29 août 2012

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