Le tirailleur

 
Abdesslem avait environ quinze ans lorsqu’il est parti en ville, ce jour-là, avec un bidon vide. Il allait chercher du pétrole pour la lampe de chez lui, au village, quand il a rencontré en chemin un ami qui l’a invité faire un détour pour aller admirer de jolis camions.

Ces camions étaient ceux de l’armée française qui stationnait là et recrutait parmi les "indigènes". La curiosité d’Abdesslem était telle devant ces véhicules (il n’en avait jamais vus !) qu’il n’avait pas hésité à s’en approcher pour les observer sous toutes leurs coutures. C’est alors que, sans lui demander quoi que ce soit, des soldats français l’ont empoigné et jeté à l’arrière du camion. Avec son ami, avec d’autres…

Abdesslem venait de s’enrôler. Chez lui, on allait attendre le bidon de pétrole pendant des années et des années…
 

Par sylvestre, le 8 juin 2014

Notre avis sur Le tirailleur

 
A l’occasion d’un reportage qu’il a fait à Dreux en 2008 et 2009, Alain Bujak a rencontré Abdesslem. Ce dernier, un vieil homme, y vivait neuf mois par an : c’était une condition pour qu’il puisse toucher sa pension d’ancien combattant ! Le reste de l’année, il retournait au Maroc, son pays d’origine. Un telle obligation administrative était énorme dans la vie d’Abdesslem : neuf mois par an, il s’arrachait à ses montagnes pour vivoter dans un sept mètres carré en ville ; et tout ça pour une pension ridicule…

Alain Bujak est souvent revenu voir Abdesslem qui, au fil de leurs rencontres, lui a raconté toute sa vie. Enrôlé de force à l’adolescence par l’armée française et trop réservé pour refuser des décisions prises à sa place, Abdesslem a longtemps servi la France sur plusieurs fronts. Au point que ce sont de très nombreuses années qu’il a dû vivre sous les drapeaux, à se battre contre les Allemands ou contre les Viet-Minh, loin de sa famille et de son père qui pourtant avait compté sur lui pour garder ses troupeaux. Et voilà que le jour où il a mis fin à tout ça, ce fut pour apprendre qu’il ne toucherait pas sa pension s’il ne se pliait pas à cet ultime caprice administratif ô combien pesant ; les fameux neuf mois par an de présence obligatoire sur le sol français…

Touché mais également révolté par le témoignage d’Abdesslem, Alain Bujak n’a pas voulu le garder pour lui. Avec le concours de Piero Macola et de ses très jolis dessins au crayon, il partage aujourd’hui avec nous ce qu’il a appris de son vieil ami marocain. Avec une narration à la première personne tantôt attribuée à Abdesslem et tantôt attribuée à Alain Bujak, avec des scènes majoritairement puisées dans le passé du vieil homme mais séparées à l’occasion par des parenthèses au présent, Le tirailleur est une très belle et très touchante bande dessinée biographique dont la motivation a récemment été renforcée par l’adaptation de certaines lois qui ont en outre poussé le scénariste à rendre visite, chez lui, à Abdesslem, afin de l’en informer (un cahier de textes accompagnés de photos prises lors de ce voyage vient clore l’ouvrage).

On est remué par le récit, et on s’indignera des nombreuses injustices dont Abdesslem a été la victime ; des injustices orchestrées par une France alors peu regardante sur l’équité dès lors qu’il s’agissait de rassembler pour pas cher, dans ses colonies, des bras qui la serviraient docilement. On s’indignera enfin car bien sûr Abdesslem est loin d’être le seul dans son cas, et on mesurera avec quel irrespect pour eux les Administrations françaises successives auront fait traîner les dossiers, les lois et les prises de décisions en faveur de ces tirailleurs dévoués qui sont en toute logique de moins en moins nombreux et par là même de moins en moins vindicatifs et de plus en plus résignés…

Hommage à ces gens qui se sont battus pour la France et que la France a délaissés.
 

Par Sylvestre, le 8 juin 2014

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