Exposition - Salon
Exposition Le monde de Gaston Lagaffe – Place de l’Hôtel de Ville d’Angoulême
Du 26 au 29 janvier 2017
PARTIE 1 : AUX ORIGINES DE GASTON
Gaston a 60 ans. Déjà ? M’enfin…
Né le 28 février 1957 dans les pages de l’hebdomadaire belge Spirou, Gaston Lagaffe est le héros (ou l’anti-héros ?) des quelque 900 gags imagines par Franquin entre 1957 et 1982. Autour de lui évoluent de nombreux personnages, colériques pour certains mais souvent drôles et attachants par leurs réactions aux gaffes en série de Gaston.
Lorsqu’il crée le personnage, Franquin pense d’abord introduire dans le journal une simple animation, un ingrédient supplémentaire pour pimenter encore un peu plus les pages de Spirou. Le rédacteur en chef de l’époque, Yvan Delporte, dirige le journal au gré de sa fantaisie, donnant chaque semaine à des dizaines de milliers de lecteurs, en France et en Belgique, l’impression qu’ils peuvent entrer à la rédaction. En quelques années, Gaston Lagaffe devient le vecteur de cette impression, la mascotte du journal Spirou et sans aucun doute son meilleur ambassadeur.
Au milieu des années 1960, Franquin s’apprête a passer le relais sur Spirou et Fantasio pour pouvoir se consacrer exclusivement à Gaston. Semaine après semaine et album après album, le plaisir du dessin devient corrélé à des objets et à des ornements complexes qui se prêtent a la recherche d’un encrage aussi fouillé que possible : le gaffophone, la petite voiture (une Fiat 509) et les animaux de compagnie de Gaston, ainsi que toutes sortes d’objets qui explosent, vibrionnent, bondissent et rebondissent pour le plus grand plaisir des lecteurs. La destruction, le bruit et la fureur sont soulignés par des onomatopées toujours plus folles sous la plume de Franquin. Reflet de son époque, Gaston semble gagner dans les années 1970 toujours plus de liberté au sein du journal : liberté d’inventer, liberté d’empêcher plus que jamais la signature des contrats de M. De Mesmaeker, mais aussi de se rapprocher, de plus en plus perceptiblement, dela douce M’oiselle Jeanne…
Soixante ans tout juste apres la création du personnage et vingt ans après la disparition d’André Franquin, il reste de l’auteur belge une œuvre variée, réjouissante, habitée de nombreuses évolutions graphiques. Cette exposition se propose de revenir sur ce personnage inoubliable qu’est Gaston Lagaffe, et de souligner la place déterminante qu’il occupe dans l’œuvre de Franquin.
Car après _Spirou et Fantasio_ et avant les _Idées Noires_, Gaston rappelle bien toute la majesté, la générosité et le génie d’André Franquin.
ANDRÉ FRANQUIN(1924-1997)
Considéré comme l’un des auteurs de bande dessinée les plus importants du XXe siècle, André Franquin est né à Etterbeek, en Belgique. ll débute dans la bande dessinée en 1946, en même temps que Morris, le créateur de _Lucky Luke_, qui le fait entrer au journal Spirou. Franquin reprend très vite le groom emblématique du journal à la suite de Jijé, lui-même repreneur de _Spirou _depuis sa création en 1938 par Rob-Vel. Pendant vingt ans et presque autant d’albums, Franquin atteint avec __
_Spirou et Fantasio_ un niveau de dessin exceptionnel. Seul d’abord, puis avec Greg, Jidéhem et Roba, il crée de nouveaux personnages bientôt inoubliables : le Marsupilami, le comte de Champignac, Zorglub, Zantafio…
En 1957, il invente le personnage de Gaston Lagaffe dans _Spirou_ et l’introduit d’emblée dans les aventures de _Spirou et Fantasio_. L’auteur va peu à peu s’attacher à ce personnage nouveau. Dans le même temps, il évolue considérablement dans sa technique, et Gaston reste symptomatique d’une recherche continue dans l’encrage presque sans limites des pages.
En 1977, au moment ou il lance le _Trombone illustré_ avec Yvan Delporte, Franquin crée les _Idées noires_ pour Fluide Glacial. Pleines de noirceur, terribles pour certaines, ces pages en noir et blanc révèlent une facette inconnue de l’auteur, peut-être en germe dans certains gags de _Gaston_. Dans les _Idées noires_, Franquin frappe parfois très fort, toujours avec un encrage chargé, sur les bassesses et les contradictions des hommes…
YVAN DELPORTE (1928-2007)
Mémorable rédacteur en chef du journal Spirou de 1956 à 1968, Yvan Delporte a fait souffler sur |’hebdomadaire de Marcinelle un vent de fantaisie qui a rendu mythique le journal. Toujours en quête d’animations délirantes pouvant favoriser l’interactivité avec les lecteurs, Delporte est très proche de Franquin. Lorsque ce dernier évoque avec lui l’idée de créer un garçon de bureau sans qualités, il pousse sans hésiter dans _Spirou_ ce personnage d’un genre nouveau. Pour Delporte, peu importe alors que Gaston ne dispose pas de sa propre série, pourvu qu’il puisse animer l’hebdomadaire et susciter la curiosité du lecteur! Le rédacteur en chef de Spirou imagine ainsi au fil des années mille et une animations inédites, connectées pour certaines aux gaffes de Gaston : des concours loufoques, des feuilletons amusants, les mini-récits à découper…
Par ailleurs, Delporte se consacre aussi au scénario, notamment comme ”apporteur d’idées » pour Peyo, le créateur des _Schtroumpfs_, ou encore avec la série Isabelle, lancée avec Will au dessin. Raymond Macherot, le premier coscénariste dela série, est bientôt remplacé par Franquin, avec qui Delporte va créer en 1977 dans _Spirou_, près de dix ans après son départ dela rédaction en chef du journal, un supplément aussi inattendu qu’explosif : l’éphémère _Trombone illustré_, publié pendant sept mois et résolument contestataire par rapport au _Spirou_ « officiel » qui l’hébergeait dans ses pages…
JIDÉHEM (1935)
Jean De Mesmaeker, dit Jidéhem, est l’un des proches collaborateurs de Franquin à partir de 1954. Pendant les 10 premières années d’existence de Gaston, de 1957 à 1967, Jidéhem s’occupe des décors dela série mais aussi souvent de l’encrage des pages. ll donne ainsi au personnage des débuts une facture « raide » que Franquin reprendra par la suite pour l’arrondir. Jidéhem succède finalement à Franquin pour la chronique automobile de Starter, publiée chaque semaine dans _Spirou_, et il crée en 1964 sa propre série, _Sophie_ – 20 albums paraîtront aux éditions Dupuis. ll a en outre prêté son patronyme au personnage M. De Mesmaeker à cause de la ressemblance physique entre celui-ci et son propre père. Franquin a ainsi choisi de baptiser l’antipathique homme d’affaire du vrai nom de Jidéhem !
DE SPIROU A LAGAFFE
Au départ, Gaston est une sorte de passager clandestin qui laisse des traces de pas dans le journal Spirou sans que le lecteur ait la moindre explication sur les raisons de sa présence. Après avoir été, les premiers mois de son existence, dans une sorte de zone grise (il n’est après tout pas un personnage de bande dessinée au sens strict du terme), le « héros-sans-emploi » devient un personnage de plus plus régulier, et est présent dans la journal chaque semaine de fin 1957 à 1973.
L’auteur confessera au milieu des années 1980 au critique Numa Sadoul que Spirou lui avait toujours posé problème à cause de personnalité inhérent peut-être à son statut de héros dans lequel chaque lecteur devai pouvoir se reconnaitre De plus, Franquin n’avait pas créé Spirou : le personnage lui avait été légué en 1946. Et c’est bien tout la différence avec Gaston : non seule- ment Franquin l’a créé, mais il a en plus pu lui donner une personnalité qu’il jugeait volontiers plus riche. « C’est « un personnage plein »; il est chargé, négativement peut-être, mais chargé quand même. C’est un personnage d’un genre totalement différent, assez divers pour surprendre son propre créateur ! » D’où le désir croissant de Franquin, à la fin des années 1950, de consacrer de plus en plus d’énergie aux gags hebdomadaires de Gaston…
DU STRIP A LA PAGE
Le format de publication de la série évolue considérablement au fil des années. Après les dessins muets des premières semaines surviennent les gags « instantanés », avec une simple bulle de texte, puis les strips étalés sur deux bas de page en vis-à-vis, environnés de traces de pas bleues, avant que Gaston ne s’instal|e en 1959 sur une demi-page. Le passage progressif du strip à la planche se fait au cours de l’année 1966, alors que Franquin s’apprête à arrêter _Spirou_ et Fantasio. Depuis plusieurs années déjà, Franquin avait fait de Gaston un personnage récurrent dans certaines histoires de Spirou et Fantasio (_La Foire aux Gangsters_, _Bravo les Brothers_, _Panade à Champignac_), et avec la publication d’une planche hebdomadaire, l’auteur donne à Gaston encore plus de place dans le journal.
LE MYSTERIEUX PREMIER ALBUM
Le format inhabituellement allongé de ce livre est dû à son impression sur des rebuts de papier. Son tirage reste inconnu, et les collectionneurs de bandes dessinées connaissent bien la légende qui entoure ce livre en couleur publié en 1960 et devenu culte : il n’au rait pas été annoncé et diffusé comme les autres albums des éditions Dupuis, et certains libraires, le prenant pour un objet publicitaire, l’auraient offert en cadeau à leurs clients. Toujours est-il que ce petit livre est aujourd’hui aussi rare que recherché… Les livres des éditions Dupuis paraissent à cette époque avec des couvertures souples ou cartonnées. ll est donc intéressant de noter la forme tout à fait à part de ce premier livre des aventures de Gaston. A l’image du personnage, il semble se refuser à entrer dans les standards…
Le journal _Spirou_ doit son existence a Jean Dupuis, imprimeur belge dont l’entreprise est installée à Marcinelle depuis 1898. Depuis les années 1920, il lance plusieurs titres de presse et cherche a créer un journal jeunesse. Son fils aîné, Paul, imagine un journal représenté par un garçon vif et courageux auquel son jeune lectorat pourra s’identifier : ce sera Spirou. Charles, le cadet
de la famille, passionné par les illustrés, suggère la collaboration du dessinateur français Rob-Vel. Celui-ci fixe les caractéristiques principales du célèbre groom, tel qu’il apparaît dans le premier numéro du journal le 21 avril 1938. Au sommaire, il y a d’abord des publications américaines, dont Superman, mais les Dupuis engagent leur compatriote Jijé dès 1939.
lnterrompu par l’occupant allemand en 1943, le journal fait son retour a la Libération, l’année suivante, mais sa veritable renaissance a lieu en 1946, lorsque de jeunes dessinateurs formés par Jijé font leur apparition : Will, Morris et Franquin. Charles Dupuis prend les commandes du journal, et les années 1950 marquent l’àge d’or de l’hebdomadaire : Morris anime _Lucky Luke_, Jijé reprend sa série _Blondin et Cirage_ et crée _Jerry Spring_, Peyo lance les aventures de Johan, vite rejoint par l’espiegle Pirlouit et bientot par _Les Schtroumpfs_. Will reprend _Tif et Tondu_, et apparaissent _Les Tirnour_, _La Patrouille des Castors_, _Gil Jourdan_ ou encore _Boule et Bill_. Des séries éducatives apparaissent, dont le célébre Oncle Paul, peu avare en anecdotes édifiantes, et les rédactionnels s’ouvrent progressivement a la modernité.
En 1956, Yvan Delporte est officiellement nomme redacteur en chef du journal. La redaction demenage à Bruxelles, et Maurice Rosy, qui occupait le poste de « donneur d’idees » devient directeur artistique. Le duo Delporte-Rosy va étre lame de Spirou durant une quinzaine dannées. Les numeros speciaux vont devenir la marque de fabrique de la période Delporte : outre le traditionnel « Spécial Noel », celui-ci cree un « Spécial Pâques », un « Spécial Grandes vacances » et des numéros ponctuels comme celui sur l’Exposition Universelle de 1958. Au sein de la rédaction, linventivité fleurit avec une paniculiere prolifération en cette fin des années1950…
Et Gaston, nous le verrons, y est pour beaucoup.
GASTON
Le prénom de Gaston est inspiré d’une personne réelle : un ami d’Yvan Delporte qui avait la réputation d’être taciturne et gaffeur… Lorsque Gaston apparaît dans lejournal, le 28 février 1957, l’idée est alors uniquement d’ajouter une animation de plus dans Spirou, pas d’introduire un nouveau héros de bande dessinée. Ce “héros
sans emploi » paradoxal, dont la présence intrigue pendant les premières semaines de son existence, ne mettra que quelques mois à gagner le cœur des lecteurs et à devenir l’un des personnages incontournables du journal…
Son unique vocation semble être de perturber le quotidien dela rédaction. Gaston incarne le grain de sable permanent, qui rend même miraculeuse la parution de chaque numéro. Et un peu comme dans la vraie vie, Gaston évolue beaucoup au fil des années : d’abord endormi chronique, il devient ensuite beaucoup plus vif, ses yeux s’ouvrent de plus en plus, ses gestes deviennent plus rapides, son sourire illumine son visage. Le basculement s’opère lorsque Fantasio le qualifie pour la première fois de « gaffeur » : dès lors, Gaston devient un alchimiste doux-dingue qui donne vie à ce bureau imaginaire
FANTASIO
Par rapport au rôle qu’il tenait dans la série Spirou et Fantasio, le personnage change considérablement dans Gaston. Ce n’est plus un reporter faisant le tour du monde en compagnie de Spirou et Spip, mais le secrétaire de rédaction du journal Spirou. Vis-à-vis de Gaston, il se montre des le départ méfiant, irritable et très (peut-être trop ?) sérieux. Ce qui est assez amusant pour les lecteurs qui se souviennent de son rôle dans le tandem qu’il forme avec Spirou : Fantasio incarne justement le personnage fantasque et gaffeur qui donne la réplique au héros droit et sans défaut. Mais à partir de 1957 tout est donc chamboulé, et Fantasio, appelé à de nouvelles fonctions, délaisse son complice Spirou pour gérer le personnel du journal. ll cède ainsi sa place de trublion pour accéder à un statut plus mature et responsable, mais conserve un rôle de faire-valoir puisqu’il doit désormais seconder un autre héros, celui-ci nettement plus remuant…
En parallèle, il conserve sa place aux côtés de Spirou dans la série éponyme jusqu’en 1967, au moment où Franquin arrête Spirou et Fantasio. Prunelle va alors le remplacer
LÉON PRUNELLE
Franquin remplace donc Fantasio par un nouveau secrétaire de rédaction, Léon Prunelle. Le personnage est déja présent depuis plusieurs années, éternellement doté d’une pipe et d’un collier de barbe. Ses nerfs seront constamment mis a rudeépreuve, car son rôle devient exactement le même que celui de Fantasio : contenir en vain les frasques de Gaston. Mais ses réactions sont de plus en plus nerveuses et torturées. ll ne cesse d’imploser, le visage régulierement empourpré et la bouche pleine de hurlements injurieux. Cest d’ailleurs l’un des tout premiers personnages de bande dessinée grand public à proférer ouvertement des jurons, et surtout un en particulier, devenu célèbre : le fameux ”Rogntudju” !
L’AGENT LONGTARIN
Le policier est en quelque sorte l’équivalent de Fantasio et surtout de Prunelle à l’extérieur de la rédaction. Il est régulièrement confronté à l’attitude désinvolte de Gaston avec son automobile. Outre les diverses interpellations au volant de son calamiteux véhicule, l’enjeu principal des conflits entre Longtarin et Gaston réside sur un point précis, qui va cependantévoluer : d’abord le stationnement interdit, puis le stationnement payant, lequel déclenchera même la fameuse « guerre des parcmètres » dans les derniers albums dela série. A ce titre, Gaston est l’obsession de Longtarin. ll finit même par éclipser Prunelle en termes d’antagonisme. De manière générale, il incarne l’autorité qui sied si peu à Lagaffe. Après avoir fait échouer pendant des décennies les contrats du grand capital, Gaston ébranle symboliquement l’État policier lui-même.
YVON LEBRAC
ll apparaît dans la série en même temps que Prunelle, quand la rédaction est encore dirigée par Fantasio. D’abord personnage secondaire, Lebrac va progressivement occuper un rôle plus important dans la vie du journal. On le voit souvent au travail, et avec lui la mise en abyme prend tout son sens. Franquin disait que
Lebrac était le personnage dont il se sentait le plus proche, puisqu’il est clairement le seul dessinateur de cet univers alternatif. Au début, il apparaît comme un complice de Lagaffe, notamment pour tout ce qui lui permet de tirer au flanc. Mais il rentre dans le rang lorsque Prunelle prend les rênes du journal. Il est le seul à qui Gaston tiendra rigueur d’avoir détruit le gaffophone à l’aide de termites. Ce sera en conséquence un des rares à demander au héros de lui pardonner – ce que finalement seuls les vrais amis sont capables de faire.
M’OISELLE JEANNE
Dès son apparition en 1962, ‘Moiselle Jeanne semble tomber sous le charme de Gaston, et la réciproque est vraie. Elle devient au fil des années de plus en plus jolie – et aussi de plus en plus sexuée. La relation qui l’unit à Gaston reste longtemps platonique, et les deux personnages ne cesseront d’ailleurs jamais de se vouvoyer. Mais il est tout de même permis de supposer que, dans les gags plus tardifs des années 1970 et 1980, les deux personnages vivent au grand jour une belle et touchante histoire d’amour. Jeanne est le principal, sinon L’unique personnage féminin de la série. Elle est aussi l’une des rares femmes créées par Franquin au cours de sa carrière (avec Pompon et la journaliste Seccotine), et sans doute l’un des personnages les plus touchants créés par |’auteur. Sa féminité grandissante, incarnée notamment par une chevelure aux ondulations infinies, semble accompagner l’évolution d’une société de plus en plus progressiste.
JULES-DE-CHEZ-SMITH-EN-FACE
Comme son nom l’indique, le personnage est employé dans un immeuble voisin du journal Spirou. Prunelle s’efforce de chasser Jules lorsqu’il rejoint Gaston à la rédaction, expliquant que chacun doit garder ses parasites chez lui. Jules apparaît souvent les mains dans les poches et le regard détaché, voire narquois : il fait même preuve d’une certaine insolence à l’égard de l’équipe de Spirou, à laquelle il reproche de ne pas reconnaître toutes les qualités de son ami. ll se fait régulièrement le complice en gaffes de notre héros.
DE MESMAEKER
M. De Mesmaeker est l’homme aux contrats. Apparu assez tôt dans la série, dès 1960, il est à l’opposé complet de Gaston, car il incarne une véritable figure de l’establishment, c’est un chef d’entreprise pointilleux et impatient. Un personnage comme Gaston Lagaffe peut difficilement s’accorder avec sa vision du monde. ll est extérieur à la rédaction et revient sans cesse en vue de signer de fabuleux contrats avec les éditions Dupuis – toujours en vain. Le lecteur ne saura jamais de quoi il est question, mais il assiste, gag après gag, à l’éternel échec de cette signature : les contrats sont jetés, déchirés, oubliés, mangés, brûlés mais en aucun cas signés – ou quand ils le sont, ils finissent aussitôt détruits.
BERTRAND LABEVUE
Bertrand est le troisième membre du gang des gaffeurs. Moins présent que Jules, il semble être pourtant un ami proche de Gaston -tellement proche que Franquin a joué sur la synonymie de leurs patronymes. Sa discrétion confine parfois à la timidité et à l’embarras, tandis que ses lunettes et sa constitution physique lui confèrent une forme de fragilité assez touchante. Labévue se montre souvent morose et dépressif, et Franquin affirmait que Prunelle, Gaston et Bertrand détenaient chacun un morceau de lui-même.
M. BOULIER
Joseph Boulier ressemble à s’y méprendre à Ducrin, le voisin austère de Modeste et Pompon dans la série que Franquin anime à la fin des années 1950 pour le Journal de Tintin. Les deux personnages partagent une forme d’aigreur et de rigidité dont on imagine bien que Franquin a horreur. Son nom semblait le
prédestiner au métier de chef-comptable, qu’il exerce au sein des éditions Dupuis. Il incarne l’ordre mis au service de l’argent et se retrouve souvent victime des gaffes de Gaston…
M. DUPUIS ET QUELQUES AUTRES
La rédaction ne serait pas complète sans la présence du grand patron, Charles Dupuis lui-même. Les personnages font très souvent référence à ce « M Dupuis », surtout pour infléchir la bonne volonté de Gaston, lui rappelant a quel point cela ferait plaisir au directeur de constater que le jeune homme s’est mis au travail. Pourtant, il restera invisible : seule sa voix se fait entendre, et le lecteur ne fait que l’entrevoir dans certains gags. Franquin lui-même s’amuse à se glisser dans cet univers de papier, observant interloqué, dans le gag 727, ‘Moiselle Jeanne sautiller dans la rue. Raoul Cauvin trouve lui aussi sa place avec le personnage de Raoul, technicien chargé de la reprographie, que Gaston perturbe au point de lui faire photocopier une crêpe. Enfin, il serait injuste d’oublier Jules Soutier, le concierge, Mélanie Molaire, la technicienne de surface (comme on dit aujourd’hui), mademoiselle Kiglouss (secrétaire de M. De Mesmaeker), Ducran et Lapoigne, un plombier, un lutteur de foire, des déménageurs, un médecin hilare, ainsi qu’une galerie de figurants qui enrichissent l’univers de Lagaffe.
LA RÉDACTION, UN PERSONNAGE EN SOI ?
Loin d’étre un immeuble de bureaux impersonnel, le quartier général de Spirou constitue un parfait terrain de jeu pour Gaston, bien que Franquin, travaillant essentiellement de chez lui, soit assez mal place pour en imaginer le quotidien. Les bureaux, escaliers, portes et tables à dessin, lampes et telephones forment la scene principale aventures de Gaston, une scene traversée en tous sens par des salaries le plus souvent pressés. Les premières années, la rédaction est figurée presque uniquement par des murs jaunes, cette couleur étant peut-être privilégiée en vue de mieux faire ressortir les teintes qui identifient au premier coup d’œil les principaux personnages : le vert du pull de Gaston, le bleu de la veste de Fantasio, le rouge de l’uniforme de Spirou… La rédaction est au depart assez sommaire, suggérée plus que rnontrée par des decors parfois reduits au strict minimum, et souvent sans perspective. À mesure que la série se développe, le lieu s’incame pleinement et les décors deviennent de plus en plus riches. Lieu finalement un peu magique, la rédaction de Spirou a été grâce à Gaston une source de fantasmes pour de nombreux lecteurs du joumal…
PARTIE 2 : GASTON, LA MASCOTTE DU JOURNAL
« Cest la dernière fois que je presente une première page !… » Cette formule amusante revient regulierement dans la bouche de Gaston pour marquer son refus de se retrouver en couverture du journal. En haut de la couverture, à côté du logo Spirou, Franquin le represente en effet souvent dans une tenue faisant écho à la publication de telle ou telle serie, et la plupart du temps en bien
fâcheuse posture! Le journal présente alors une planche de bande dessinée dès la couverture, et il convient donc de l’habiller d’une couleur de fond différente chaque semaine et d’un bandeau illustré.
La première fois que Lagaffe figure en une de Spirou, le 4 juillet 1957, ce n’est pas lui qui est représenté mais un essaim de souris blanches qui a envahi la rédaction. ll faut allerjusqu’à la page 5 du numéro 1003 pour comprendre que Gaston fait de l’élevage, et que c’est évidemment lui qui a laissé s’échapper les souris…
En tant que mascotte du journal, Spirou est bien sûr le plus souvent sollicite, mais Gaston devient assez vite un habitué des couvertures, apparaissant même avec sa carte d’étudiant, en 1966, dans le cadre d’un partenariat entre Spirou et la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF)…
Pour la couverture du n°1000 de Spirou, paru le 13 juin 1957 Franquin voulait dessiner 1000 têtes du groom dans différentes attitudes… Mais seules 999 têtes ont finalement été dessinées, la 1000e étant bien sûr celle de Gastion lui-même. Trouble-fête comme toujours, il se dissimule avec une mine nonchalante quelque part au milieu de toutes ces têtes de Spirou !
L’avez-vous trouvé ?
un indice : il ne porte pas de chapeau de groom…
À ses débuts, Franquin paraît désireux de rhabiller tant que possible les pages de Spirou à l’effigie du nouveau personnage, avec les Gaston latex ou encore à travers les ballons que Gaston peint à son effigie dans les strips le mettant en scène.En dépit de l’inutilité inhérente à son statut et à ses origines, Gaston n’en devient ainsi pas moins une véritable tête d’affiche : En témoigne
son visage qui apparaît en pleine page par-dessus le texte du Fureteur, ou encore l’explosion de caractères imprimés qu’il provoque sur le bas d’une page dela même rubrique. Gaston peut aussi faire discrètement du hula-hoop sur six pages consécutives, ou bien déployer un train électrique pour distraire la vache qui habite un temps les bureaux du journal – ce qui ne sera pas sans inspirer, au début des années 1980, _L’Enfer des Hauts de Pages_ de Yann et Conrad publiés dans le même journal _Spirou_.
Gaston remercie par ailleurs fréquemment les jeunes lecteurs pour leurs idées et leurs envois d’objets divers, et il fait aussi (pour Piedbœuf, une boisson a l’orange belge, pour les appareils photo Kodak…) Les lecteurs le retrouvent aussi sous la forme d’un calendrier géant ou d’un flipper à découper, et méme, le temps du numéro « Spécial Vacances » de juin 1960, à la réaction en chef de Spirou ! L’occasion pour lui de dessiner quelques pages mémorables et de publier des parodies de Lucky Luke ou de Buck Danny…
ll serait compliqué, voire impossible de recenser l’ensemble des apparitions de Gaston dans Spirou en dehors des strips et des planches de bande dessinée qui constituent aujourd’hui les 19 albums de la série. Pourtant, un peu partout dans les marges du journal, entre deux textes, en bas de certaines pages de bande dessinée mettant en scène d’autres personnages ou encore sous les plumes des rédacteurs du journal, l’ombre de Gaston commence à planer avec bonheur sur l’hebdomadaire belge. Dès 1957, année de sa création, Lagaffe est sur tous les fronts, et il va tout simplement contaminer les pages du journal, gagner la forteresse à prendre que sont les bureaux de Spirou pour y faire flotter un drapeau vert.
UN « HÉROS SANS EMPLOI » ?
C’est ainsi que se résume la fonction de Gaston les premières années de son existence. Y est concentrée l’idée qui préside à la création du personnage : introduire dans les pages du journal Spirou un individu désœuvré, dont la présence est inexplicable. Lorsque Spirou l’interroge pour comprendre qui il est, Gaston
avoue ne pas trop savoir ce qu’il est censé faire. ll s’avère qu’il est là, tout simplement. Et il y restera tout le temps de la série. Contrairement au héros traditionnel, il n’a donc pas de tâche à accomplir ni de rôle particulier. Mais lorsqu’on fait de lui le symbole de la démotivation et dela paresse, on oublie qu’il se présente tout de même chaque jour au bureau, même malade ou blessé, et quelquefois la nuit ou le week-end. Gaston ne restera pas sans emploi longtemps. Quelques mois après sa première incursion dans le journal, il dispose d’un bureau et, peu à peu, une charge bien précise lui est affectée.
LE COURRIER EN RETARD
L’emploi de Gaston se fixe sur le tri du courrier. Cest du moins ce pour quoi il est employé. Néanmoins, l’expression « héros sans emploi » reste encore en partie valable, puisque sa principale activité dans le journal consiste à fuir cette responsabilité par tous les moyens imaginables : siestes, bricolages, jeux, élevages, cultures… Le courrier en retard est le signe permanent de cette incapacité à remplir sa fonction. Au début des années 1970 s’ajoute une autre forme d’accumulation superlative : chargé de classer et de gérer la documentation, Gaston évolue au milieu de montagnes de papier, avec lesquelles il parvient à élaborer les plus invraisemblables constructions !
FANTASIO EN GREVE
Quelques semaines après son apparition, l’attitude de Gaston face au travail semble contagieuse, puisque c’est au tour de Fantasio de refuser de se mettre au travail. Le temps de quatre numéros, Fantasio devient à son tour un « héros sans emploi ». À la fin de la parution du Voyageur du Mésozoique, en octobre 1957, le journal Spirou doit faire face à un problème: Franquin s’accorde quatre semaines de pause pour profiter de la naissance de sa fille Isabelle. Pour pallier l’absence du dessinateur, Yvan Delporte prend les choses en main et invente une histoire rocambolesque : une grève de Fantasio. Pas de revendication sociale dela part du personnage, mais une protestation concernant son image dans les aventures de Spirou. « Désormais M. Franquin pourra chercher ailleurs des sujets de plaisanterie facile. Moi, je ne marche plus. (…) Je ne mange plus de ce pain-làl” Fantasio rappelle la qualité de ses reportages et demande à être considéré comme un véritable journaliste, pas « un endormi du genre de vous-voyez-bien-de-qui-je-veux-parler » (l’apparition de Gaston, une dizaine de mois plus tôt, ne semble donc pas étrangère à la grogne de Fantasio). Tout s’arrange lorsque Fantasio reprend sa place aux côtés de Spirou dans Vacances sans histoires.
Et quelques années plus tard, Gaston finira lui aussi par menacer de se mettre en grève – menace cocasse, quand on y réfléchit bien.
LES CONTRATS
Gaston ne se contente pas d’échapper en permanence à son travail, il sabote également celui des autres. Toute la rédaction est régulièrement paralysée par ses initiatives, et dans certains cas elle est même littéralement détruite.
lnconsciemment, Lagaffe semble rejoindre les rangs du luddisme, ce mouvement clandestin anglais qui manifestait sa révolte à l’égard de l’industrialisation du XlXe siècle en dégradant le matériel des manufactures. Gaston est lui aussi un « briseur de machines », mais celle à laquelle il s’attaque serait le monde du travail dans son ensemble, c’est-à-dire l’organisation capitaliste de la société.
À cause de lui, les éditions Dupuis ne réussiront jamais à signer de contrat avec M. De Mesmaeker, comme si sa simple présence enrayait les rouages du monde financier !
HÉROS OU ANTI-HÉROS ?
ll semble évident que Gaston incarne le prototype de l’anti-héros. Il est inadapté à l’univers dans lequel il évolue. À la campagne, en ville et surtout au bureau, il ne se conforme jamais aux règles. Même si cette transgression n’est pas toujours volontaire (loin de là), elle montre à quel point Gaston ne paraît être à sa place nulle
part. Cette inadéquation à la réalité est particulièrement illustrée par une caractéristique qui ne le quittera jamais, même si elle tend à s’atténuer dans la deuxième partie de sa carrière :il dort au bureau, alors qu’il est censé travailler : L’énormité du gag pousse à son paroxysme la démotivation et la paresse qui fondent l’identité du personnage. Surtout, elle montre à quel point Gaston n’est pas fait pour le travail. Passager clandestin dans un univers réglementé, Gaston passe son temps à le perdre. Alors que les éditions Dupuis le paient pour les heures qu’il leur consacre, Lagaffe ne produit rien, il préfère rêver. ll est donc inutile au bon fonctionnement du bureau. Et c’est peut-être ce qui en fait un héros aux yeux de Franquin : pas tant un anti-héros, mais le héros de l’anti-travail. Car le dessinateur, surmené en cette fin des années 1950, doit envier à sa créature cette capacité à s’évader des obligations salariales.
TENUE DE TRAVAIL
Le style vestimentaire de Gaston est révélateur de son inadaptation. S’il parvient à préserver les apparences à son arrivée dans le journal (il porte veste, chemise, nœud papillon, pantalon noir et chaussures de ville), la tenue est de plus en plus négligée au fur et à mesure de ses apparitions, jusqu’à adopter un uniforme qu’il ne quittera qu’à de très rares occasions (pour se déguiser, entre autres). ll porte des espadrilles, un type de chaussures en tissu un peu trop décontracté, associé à la période estivale et aux vacances à la mer. ll ne s’en sépare pas, même en plein hiver! Le jean véhicule lui aussi une connotation trop relâchée pour la vie d’un bureau de la fin des années 1950 ou même des années 1960.
Associé à une jeunesse turbulente élevée au rock’n’roll, Le jean fait « mauvais genre » et contraste avec le style de ses collègues. Le pull à col roulé paraît lui aussi totalement déplacé, Gaston le gardant même lors de températures élevées. Et le col montant ne laisse pas de place à la fameuse métonymie du « col blanc », la chemise cravatée qui est l’apanage de la bureaucratie et du sérieux. Avec sa laine hirsute et sa couleur improbable, le pull ressemble plutôt a un cactus, plante pour laquelle Gaston développera une passion tardive… La coupe de cheveux évolue elle aussi : plutôt courte à l’origine, elle laisse place à une tignasse de plus en plus fournie et plus ou moins ébouriffée. Mais chez Gaston, il n’y a pas que le cheveu qui soit rebelle.
GASTON ET SES AMIS
Longtemps, Lagaffe n’a pas eu de vie en dehors dela rédaction du journal Spirou. Ses collegues étaient son seul entourage. Progressivement, le personnage s’aventure de plus en plus a l’extérieur, et le dessinateur lui adjoint une garde rapprochée. Comme la plupart des héros de la bande dessinée franco-belge
de l’époque, il n’a pas de famille proche (une tante Hortense invisible, un aïeul rapidement évoqué, un petit neveu qui apparaît une fois, tardivement, et qui est sa copie conforme…). Mais peu à peu, Gaston s’appuie sur des amis pour avancer dans la vie : son alter ego de l’autre côté du trottoir, le bien nommé Jules-de-chez-Smith-en-face, et son double torturé, Bertrand Labévue. Tous les trois, très différents et en même temps étrangement semblables, forment « le gang des gaffeurs », titre éponyme du 12e album de la série (1974). Complices de Lagaffe, ils apportent un soutien humain et technique indéfectible à toutes ses entreprises, même lorsqu’ils finissent par en être victimes. Comme l’union fait la force, il arrive que Jules, surtout, rejoigne Gaston au bureau – ils finissent évidemment par être encore deux fois moins efficaces. Gaston ne laisse jamais un de ses amis en détresse. ll répare et trouve des solutions à tous leurs petits tracas quotidiens, le plus souvent alors qu’il devrait être en train de s’occuper du courrier.Cependant, la rédaction n’est pas non plus pour Gaston le désert affectif qu’on pourrait croire. Car même si Lagaffe agace ses collègues et ne s’entend vraiment avec presque personne au bureau, on sent qu’une certaine tendresse existe à son égard. Hormis quelques exceptions (Boulier ou De Mesmaeker), on l’aime finalement beaucoup: personne ne supporte d’être brouillé longtemps avec lui, et il est aussitôt consolé en cas de gros chagrin. Malgré sa discrétion et son apparente animosité, Fantasio incarne l’une de ses plus belles relations dans le cadre du travail. ll faut voir le compagnon de Spirou s’émouvoir en apprenant que Gaston éprouve de la sympathie à son égard…
Comment expliquer autrement la patience dont chacun fait preuve face au roi des gaffeurs ? Le lecteur est encore le mieux placé pour le comprendre, puisque lui-même, d’éclats de rire en connivences amusées, a trouvé en Gaston un précieux ami.
UNE CERTAINE M’OISELLE JEANNE…
Les lecteurs le savent, M’oiselle Jeanne est archiviste à la rédaction de Spirou. C’est une jeune femme active qui vit encore chez ses parents : dans l’un des premiers gags où elle apparaît, elle confesse à Gaston, assez triste, que sa mère l’a privée de sortie. Elle est au départ visiblement moins attirante que les autres
jeunes femmes du bureau, et pourtant, lors de sa toute première apparition en novembre 1962, c’est vers elle que Gaston se dirige, sans vraiment regarder les autres secrétaires présentes, pour lui proposer d’aller à un bal costumé – certes pas à cause de sa beauté, mais pour sa chevelure ondoyante qui permet de figurer parfaitement la queue d’un cheval – on imagine d’ailleurs sa colère sous le déguisement que Gaston lui fait revêtir !
Mais de colère, de déception ou d’incomprehension, il ne sera presque plus question entre Jeanne et Gaston, en dépit d’un gag de 1964 ou Gaston semble graver leurs initiales sur un arbre pour finalement dessiner un visage. Franquin montre à de multiples reprises que les deux personnages pensent l’un a l’autre, se cherchent et se rencontrent. Sans jamais tomber dans la moindre trivialité, il réussit à figurer pendant des années une trame de jeu amoureux, un amour « courtois » et désintéressé qui s’incarne par le message charmant et parfois bouleversant que l’auteur envoie au lecteur: ces deux personnages sont tout simplement connectés l’un à l’autre – et parfois même par rêves interposés. Nul besoin au fond d’en savoir plus. Une lente cristallisation s’opère certes au fil des années, faisant passer la relation qui unit Jeanne et Gaston de platonique à pleinement assumée (ou presque), mais celle-ci n’est jamais mise en scène trop ostensiblement.
Pour Jeanne, Gaston est prêt à toutes les inventions, à tous les trucs qui peuvent faciliter le quotidien ou permettre de passer un moment agréable, au bureau comme lors des nombreuses activités qu’ils finissent par avoir en commun (promenades champêtres, parties de pêche, barbecue…) Et même si tout ne se passe pas toujours comme prévu, loin de là, Jeanne est continuellement surprise, enthousiaste et admirative devant la capacite de Gaston a improviser, à composer avec la situation, même lorsque celle-ci semble désespérée.
M’oiselle Jeanne joue ainsi l’un des rôles les plus positifs de la série : à la colère de Fantasio, de Prunelle et des autres, elle oppose infailliblement l’énergie de sa joie, voyant toujours les bons côtés de la situation. Pour elle, il semble que le verre soit toujours à moitié plein – et même, paradoxalement, souvent en train de déborder.
LES ANIMAUX
La saga zoologique de Gaston commence relativement tôt, lorsque le garçon de bureau remporte une vache lors d’un concours et qu’il la ramène dans les locaux du journal. Le bovidé résume le programme attaché aux animaux chez Lagaffe : ils introduisent un décalage absurde dans l’organisation de la
rédaction.
En 1967, un authentique lionceau s’aventure dans les locaux de la véritable rédaction : Pinky, un petit fauve offert à Charles Dupuis qu’Yvan Delporte adopte pendant quelques mois avant de le confier à un cirque. Pinky est d’ailleurs le héros d’un gag de Gaston, aux dépens du pauvre Fantasio dont les vêtements finissent déchiquetés…
Au-delà des tortues, escargots, chiens, hérissons et autres volatiles qui viendront se succéder dans les gags, quatre animaux s’imposent : la souris Cheese, le poisson rouge Bubulle, et surtout le chat hystérique et la mouette rieuse. Et plus largement, l’univers animalier occupe une place importante dans l’œuvre de Franquin. On sent que l’auteur s’amuse beaucoup à dessiner les animaux. Tout ce qui a trait à la beauté de la nature et à la vie animale est défendu avec pugnacité par l’auteur comme par son personnage. C’est d’ailleurs lorsqu’on touche au bien-être de ses petites bêtes que le héros réagit le plus vivement et offre ses réflexions les plus pertinentes. Gaston est leur interlocuteur privilégié, tant il semble doué pour communiquer avec eux. Il développe aussi des dons de dressage insensés, qui lui permettent de faire vivre en harmonie sa petite ménagerie.
En ce sens, il est l’héritier du Noé de Bravo les Brothers, une aventure de Spirou dans laquelle Gaston, un trio de singes déchaînés et la rédaction du journal occupent une place importante. En dehors du bureau, il prend soin d’une quantité impressionnante d’animaux, allant d’une girafe à un éléphant, qu’il distrait en allant régulièrement au zoo. Enfin, si Lagaffe semble avoir un don avec les animaux, c’est peut-être et aussi parce qu’il n’est pas loin d’en être un lui-même. Ses collègues le traitent souvent d’ « animal », et son comportement montre à quel point l’identification est permise : selon les occasions, il hiberne, il couve, rampe comme une chenille ou comme un tatou, est pris pour un singe en cage ou se confond avec des paresseux au milieu d’un jardin zoologique. Une raison possible à cela : pour Franquin, l’humanité est sans doute mieux discernable du côté de l’animal. En tout cas, il ne fait aucun doute que Gaston est le meilleur ami de l’homme !
PARTIE 3 : UN HÉROS DE SON TEMPS
Au moment ou Franquin crée Gaston, l’auteur est à l’apogée du style qui a marqué le journal Spirou des années 1950 et qui, plus tard, sera désigné sous le nom de « style atome ». Cest le dessi-nateur hollandais Joost Swarte, déja inventeur de l’expression « ligne claire » en 1977, qui en est a l’origine. La théorie esthétique s’avère tellement évidente qu’elle entre rapidement dans le
vocabulaire de la bande dessinée. Le style atome ne désigne pas seulement le dessin de Franquin et la ligne graphique propre aux publications Dupuis, mais il renvoie aussi à la façon dont se manifeste la modernité dans la Belgique de l’après-guerre, notamment dans les années 1950. Le dessin de Spirou se caractérise par son dynamisme, ses courbes et sa souplesse, et se conforme en cela à une certaine idée du design telle qu’elle a été importée des États-Unis à la Libération. l’architecture, l’automobile, le mobilier, l’habillement ou l’électroménager définissent le répertoire dela modernité, séduisante et euphorique, élégante et tournée vers un futur radieux. Joost Swarte voit dans cet ensemble harmonieux l’Art décoratif ultime du XXe siècle, le dernier à avoir su développer une vraie cohérence avec l’esprit de son époque. Lorsque Swarte forge l’expression « style atome », il s’inspire de la fameuse Exposition universelle qui fut organisée à Bruxelles en 1958. Il a surtout en tête le monument qui en est resté |’emblème, un peu comme la tour Eiffel en France : l’Atomium. Ainsi, un lien étroit semble unir l’Atomium à la bande dessinée, et Gaston est confronté à plusieurs reprises au célèbre monument bruxellois… Au milieu d’une grande illustration, il apparaît accroché en rappel à |’une des sphères, contraint de nettoyer le métal. L’ampleur de la tâche contraste avec sa paresse légendaire, comme si le personnage était à la traîne dela modernité et que l’avant-garde lui paraissait plus pénible qu’à ses contemporains…
Contrairement aux Belges, sceptiques jusqu’à l’Exposition universelle de 1958, Spirou saisit immédiatement l’élan de modernité qui gagne l’Europe de l’après-guerre. Au cœur de cette fine équipe, Franquin et Will se placent à la pointe des tendances. Les décors de Spirou, de Modeste et Pompon ou de Tif et Tondu préfigurent ce mouvement particulier que les historiens d’art
qualifieront rétrospectivement de « modernisme ludique » ou de « style 58 ». Quoi de plus normal : Will est amateur d’architecture et Franquin se dit alors particulièrement « sensible aux formes modernes » (Un rêve de designer, éditions Magic Strip). C’est d’ailleurs de « style Spirou » que sera qualifiée cette grammaire architecturale emblématique de la seconde moitié des fifties. Pourtant, alors que Franquin s’inscrit parmi les premiers enthousiastes de cette modernité au début des années 1950, des failles apparaissent dans son regard au moment où naît Gaston et que s’ouvre l’Exposition universelle. Le monde de Gaston, derrière son évident ludisme, cristallise peu à peu une vision désenchantée de la société en devenir. Le doux gaffeur, d’une certaine manière, incarne la résistance passive à un mouvement entropique qui semble emporter toute la population. Il desacralise les monuments a la modernité, se love dans les environnements désorganisés, conduit une vieille voiture et porte un pull tendrement rongé par l’usure.
Franquin rejoint avec ce personnage les inquiets et les dubitatifs que sont en France Jacques Tati (_Jour de Fête_ et _Mon Oncle_, 1949 et 1958), Raymond Queneau et Louis Malle (_Zazie dans le métro_, 1959). À la Turbotraction de Spirou succède la Fiat à damiers de Gaston qui laisse derrière elle une épaisse fumée noire. C’est bientôt la classe des élites financières, incarnée par M. De Mesmaeker, qui seule peutjouir du luxe des belles et onéreuses américaines (comme dans le film de Robert Dhéry, _La Belle Américaine_, en 1961).
Cette ambivalence face a la modernité, que certains qualifient de typiquement belge, va se diffuser à d’autres séries de bande dessinée Dupuis. Yoko Tsuno sera constamment écartelée entre architecture patrimoniale et cités futuristes. Chaque album de Natacha s’attachera à flatter le contraste entre aéroports ultra-modernes et destinations sauvages au cœur des aventures.
À n’en pas douter, Franquin aura, sans jamais en avoir pris conscience, anticipé puis témoigné de cette époque de changement et du rapport ambivalent que devaient entretenir, dans l’immédiat après-guerre, les Belges avec l’idée de progrès social.
Cest l’une des constantes de la série : Gaston expérimente, bricole, fabrique des objets. Mais ce qui apparaît d’abord comme prétexte à la procrastination et à l’explosion peut être aussi perçu comme une sorte de programme suggéré par Franquin. Bien que les objets qu’invente Gaston ne soient pas toujours au point (c’est bien le moins que l’on puisse dire), ni même fonctionnels ou
esthétiques, la diversité des créations du gaffeur paraît le plus souvent tournée vers une idée assez précise : refuser, ou en tout cas contourner la modernité par des inventions alternatives. Comme si le rêve des Trente Glorieuses (la période 1945-1975) et son corollaire, la société de consommation, étaient à questionner, à subvertir par des contre-propositions. Sans forcément le savoir, Gaston pratique le Do lt Yourself (« Fais-le toi-même »).
Au départ, le personnage fait surtout de la chimie amusante, et il prétend aussi réparer ce qui ne fonctionne pas comme il l’aimerait (meubles, portes…). Mais très vite il se montre plus ambitieux, clairement désireux de changer la vie, au bureau comme à l’extérieur, par toutes sortes de trucs et astuces plus ou moins farfelus. Ainsi, il réinvente le siège de multiples façons (le fauteuil-main, les sièges électriques à la rédaction, le ressort géant) ou tente de customiser sa voiture par tous les moyens imaginables (moteurs à explosion, ceintures de sécurité, airbag…). ll défie aussi régulièrement les lois de l’apesanteur, en inventant dès l’un des premiers gags de la série une fusée qui semble intéresser des militaires de tous pays, ou bien en quittant la terre à plusieurs reprises à force de rebondir sur des objets en caoutchouc.
Par ailleurs, les créations de Gaston singent parfois la réalité urbaine, comme lorsque le personnage crée un faux feu rouge ou un faux parcmètre, ce qui lui vaudra quelques ennuis… Ainsi, c’est encore le portrait d’un doux rêveur qui se dessine à travers ces centaines d’inventions, mais Gaston joue aussi bel et bien le rôle d’un résistant à son époque. Au diable les diktats de la modernité, semble nous dire Franquin, et vive le système D.
LA CUISINE
La nourriture a toujours occupé une place particulière au sein des activités de bureau de Gaston. La première fois qu’il cuisine dans les locaux du journal Spirou, c’est à la façon des vendeurs de rue qui grillent des marrons au charbon. Dès lors, la gastronomie selon Lagaffe sera placée sous le signe de l’insolite.
Les ustensiles de cuisson et les ingrédients en tous genres envahissent peu à peu la rédaction : l’éventail va d’encas composés de saucissons, camemberts bien faits et déclinaison de tartines, jusqu’à des préparations plus sophistiquées : crêpes (flambées de préférence), fritures, soupes variées, sauces diverses aux effets dévastateurs (son ultime essai en la matière débouche sur la création d’un redoutable organisme vivant) – et un plat signature : la morue aux fraises. Et si dans la plupart des cas le résultat est désastreux, Gaston arrive pourtant à signer un contrat avec M. De Mesmaeker pour des sachets de soupe instantanée !
LA MUSIQUE
Gaston écoute un peu de musique mais sa vraie passion consiste à en faire, au grand désespoir de toute la rédaction. Il hésite d’abord entre le cuivre (en particulier le tuba) et la guitare, et finira parjouer des deux en même temps. La guitare montre combien Gaston est un jeune homme ancré dans son époque: il chante du rock (plus que du yé-yé) et se conforme au protest-song américain qui attise le trouble politique de son temps. Chaque fois qu’il empoigne l’instrument, il semble qu’un chant de révolte ébranle le monde. Gaston accomplit ce à quoi bien des chanteurs aspirent en ces années-là :faire la guerre à la guerre. Un seul accord est dévastateur au point qu’il suffit à faucher en plein vol un chasseur de combat dernière génération. Un instrument entre les mains de Gaston devient une arme de destruction massive, et lorsqu’il s’en fabrique un à la mesure de son talent – le fameux gaffophone -, il semble que la fin des temps soit imminente. L’artiste solitaire fonde aussi un groupe qui évolue avec son époque (de la pop psyché des Rois du son au rock progressif des Moon Module Mecs). Ainsi, Lagaffe a tout pour mettre le feu sur scène – mais il se contente d’embraser modestement la rédaction du journal Spirou.
GASTON, PEINTRE
Apprenant par des lettres de lecteurs qu’il est le Léonard de Vinci du XXe siècle, notre héros ne tarde pas à faire poser Jeanne en moderne Joconde. Ainsi commence la discrète carrière de Gaston au sein des Beaux-Arts. Fantasio prétend même que Lagaffe est l’inventeur du Pop Art: une explosion a projeté ses fournitures sur un mur, pour y rester collées – l’installation offre ainsi un instantané de la vie de bureau, façon readymade. À deux reprises, Gaston ressort plus traditionnellement ses tubes de couleurs, chaque fois pour peindre des compositions psychédéliques. L’une d’entre elles est une fresque impressionnante, tellement troublante pour M. De Mesmaeker qu’elle saborde une fois de plus la signature des contrats… Alors, si personne n’aime la peinture, la cuisine ou la musique de Gaston, peut-être est-ce à cause de leur avant-gardisme, dérangeant pour les esprits étriqués qui l’entourent ?
Dans les années 1950, Franquin semble fasciné par le design automobile, ses lignes aérodynamiques et son élégance chromée. À partir de La Corne de rhinocéros, il attribue à Spirou et Fantasio la légendaire Turbotraction, merveille de fuselage et de mécanique, capable de performances inouïes. Dans la série dont il est le héros avec Pompon, Modeste ne tarit jamais d’éloges à
l’égard des voitures modernes. Au milieu de la décennie, le dessinateur participe d’ailleurs à la fameuse rubrique automobile du journal Spirou, « Starter », comme pour signifier une fois encore combien le sujet le passionne. Pourtant, cette modernité enchanteresse, seuls Spirou et Fantasio peuvent en profiter. Modeste est condamné à conduire sa vieille Ford A, tandis que la seule voiture que sera capable de s’offrir Gaston est la légendaire Fiat 509 jaune et noire, ornée de damiers.
Une fois, cependant, ce dernier croit décrocher le gros lot en répondant à une annonce pour un beau coupé sport, avant de s’apercevoir que la voiture était un modèle d’exposition, littéralement coupé en deux pour laisser voir le moteur. Perpétuellement en panne ou prêtes à l’être, habituées aux contre performances, ces deux antiquités semblent tempérer l’amour de Franquin pour les « belles voitures ». Ce glissement du bolide surpuissant au tacot archaïque traduit sans doute un changement d’optique.
Au cours des années 1960, Franquin se sensibilise de plus en plus aux effets désastreux de la voiture sur l’environnement urbain. Au fil des gags, la pollution prend une place de plus en plus visible, obscurcissant l’image comme la vie des citadins. Les voitures saturent les artères de la ville et le motif de l’embouteillage devient pour les personnages une hantise, notamment pour Prunelle, dont les angoisses s’en trouvent accrues. C’est peut-être la raison pour laquelle Gaston sort de plus en plus souvent dela rédaction du journal : il a vocation à troubler la grise agonie citadine, de la même façon qu’il perturbe le travail de bureau.
Gaston est perpétuellement à la recherche d’un moyen pgur réduire l’émission de fumées toxiques ou d’une solution alternative, qui finissent souvent par l’arrivée des secours. De cette façon, Franquin semble vouloir nous alerter: Gaston n’est pas celui qui sauvera le monde des voitures, mais celui qui en soulignera le mieux les dangers. A l’occasion d’une campagne publicitaire, le personnage en viendra finalement à opter pour le bus, solution aussi économique qu’écologique.
De la même manière qu’il prend toujours la défense des animaux, Gaston se sent intimement lié à la campagne et à la verdure en général. C’est ce qui incarne au fond le mieux l’éloignement du travail, du bureau et de la ville. Écologiste à une époque où ce n’est pas encore en vogue, le personnage peut faire littéralement
corps avec la nature, lorsqu’il s’endort, au zoo, à l’intérieur du
pavillon des paresseux. Ce qui ne l’empêche pas de passer pour un citadin excentrique aux yeux de Gustave, un paysan à qui il rend parfois visite et à qui Franquin a donné un impayable accent rustique.Le héros se transforme en sapin pendant quelques gags, il se passionne à un autre moment pour les cactus, il tente d’improviser un herbier en ramassant des feuilles mortes ou bien il joue avec elles pour
célébrer l’arrivée de l’automne. ll se met aussi fréquemment au vert pour camper, pêcher (à plusieurs reprises avec Jeanne) ou faire de la musique.
Paradoxalement, le gaffophone et la voiture de Gaston semblent pourtant perturber la tranquillité de la nature. Quand le personnage roule à la campagne, les gaz d’échappement de sa Fiat 509 polluent, et lorsqu’il joue de son instrument favori, la nature se dégrade : sa plante grimpante se dirige d’elle-même vers la fenêtre et les sapins se dépeuplent. Même avec la nature, Gaston semble donc gaffer! Mais au retour du printemps, le gaffophone honni par tous se transforme en un ilot de verdure accueillant, où poussent l’herbe et les fleurs et où viennent s’installer mulots, grenouilles et mésanges. La nature reprend ses droits…
Gaston a autant de difficultés à respecter les regles du travail que les lois de la société. Évidemment, ce n’est ni un marginal, ni un délinquant, mais sa noncha lance gaffeuse l’amene souvent a avoir
maille a partir avec les forces de l’ordre. Déjà, dans l’aventure de Spirou intitulée La Foire aux gangsters, ou il n’a pourtant qu’un rôle très secondaire, Gaston finit en prison avec les bandits.
Même si ce n’est que le résultat d’un malentendu, le personnage est ainsi fait qu’il se retrouvera plusieurs fois au poste : il est dans sa nature de contrevenir au comportement attendu d’un
citoyen modèle. Étymologiquement, la police correspond à l’effort de mise en ordre et d’organisation de la cité. Agent du désordre et de la perturbation, Gaston se heurte donc fatalement aux représentants de la loi, et plus particulièrement Longtarin, policier
monomaniaque, obsédé jusque dans ses rêves par ses chers parcmètres et autres
panneaux de signalisation.
Sans forcément contrevenir à la loi, Gaston manifeste perpétuellement une inaptitude à en respecter les signes : volontairement, quand il entame contre l’agent de la circulation la fameuse
« guerre des parcmètres », dont le but consiste à vandaliser ces affreux « mange-fric » – mais aussi involontaire ment, lorsqu’avec ses camarades il prend un panneau de sens interdit comme
ossature pour un bonhomme de neige, provoquant ainsi des accidents en cascade.
De cette façon, Gaston rappelle les grandes heures du cinéma burlesque, lui aussi grand perturbateur des convenances et de l’autorité, notamment à travers la dérision des » Keystone cops », caricatures du policier stupide et discipliné poursuivant inlassablement le héros. Une autre fois, à l’occasion d’une planche glaçante réalisée pour Amnesty International, Franquin élargira son propos pour dénoncer les dérives de l’État policier: on prend alors conscience que les considérations de l’auteur à propos de l’autorité judiciaire sont plus inquiètes qu’il n’y paraît.
PARTIE 4 : L’ART DE FRANQUIN
En termes de dessin, Gaston semble être pour Franquin un vecteur, dans le sens où il paraît incarner à la perfection la quete de fantaisie et de liberté gra phique toujours plus importante de l’au teur. A partir dela première moitié des années 1960, le personnage permet ainsi à son créateur de réorienter complètement son registre graphique, en transformant en quelque
sorte sa plume en ressort : avec Gaston, Franquin a l’air de pouvoir tendre et détendre au maximum son dessin, de pouvoir lui donner toute l’élasticité souhaitée. Au fur et à mesure, l’encrage et le tracé évoluent constamment pour peser sur la ligne, et des traits de plus en plus nombreux poussent comme des herbes folles dans les gags de Gaston. Ces traits accompagnent le mouvement et le sen timent des corps, comme si tous les per sonnages avaient une bougeotte de plus en plus irrépressible. Même les objets les plus banals semblent soudain doués de mouvement et parfois saisis par des convulsions. Les bras et les jambes des personnages peuvent s’apparenter à de la pâte à modeler, et tout dans le dessin semble finalement tendre vers la rondeur, la courbe, la circularité.
Franquin, en un sens, est probablement le premier auteur de bande dessinée franco-belge à avoir essayé de s’exprimer à travers le geste du dessin. Avant lui, le dessinateur s’efface en général derrière son esthétique, il avance masque der rière son style. Hergé, évidemment, ou Morris dans un autre registre, étant les parangons de l’exercice. Franquin, qui à ses débuts s’inscrit dans cette logique prédominante, s’expose peu à peu à travers son geste. Au cours des années 1960, il reprend à la suite de Jidéhem l’encrage des pages, et celui-ci se fait de plus en plus riche et complexe, à tel point qu’il serait presque possible de da ter un gag de Gaston en fonction dela quantité d’encre de Chine présente sur la page! L’auteur utilise de plus en plus le pinceau, et met énormément d’intentions et d’émotions dans son encrage, mani festant son enthousiasme mais aussi ses angoisses.
Ainsi, entre l’épisode QRN sur Bretzelburg des aventures de Spirou, au début des années 1960, et les Idées Noires à la fin des années 1970, l’évolution esthétique est très forte dans Gaston. Les décors s’enrichissent continuellement, les plis des vêtements se font de plus en plus fournis et compliqués, comme si les personnages étaient couverts d’échardes, les onomatopées se multiplient et gagnent en volume… Franquin revient sur la ligne avec des hachures pour la perturber, l’épaissir et brouiller ses contours, accentuant la confusion qui sied si bien au monde de Gaston Lagaffe
L’art de l’onomatopée est développé presque spécifiquement par et pour la bande dessinée. Ces inventions verbales et éminemment poétiques ont pour fonction de simuler un bruit et de doter l’image d’un habillage sonore. L’action s’en trouve mieux contextualisée, enrichie d’une vie autant visuelle qu’auditive. Franquin a toujours été particulièrement créatif dans ce domaine, et l’impressionnant
répertoire utilisé dans les aventures de Spirou et Fantasio le prouve aisément. À partir des années 1960, l’outil va prendre une dimension encore plus im- portante, puisqu’il va participer à la dynamique de l’image et même à celle de l’action. La scène de torture dans QRN sur Bretzelburg en est peut-être |’exempIe le plus saisissant. Dans les pages de Gaston, l’onomatopée envahit peu à peu les cases et brouille la clarté de la ligne, comme si les cris et autres détonations devaient aussi ébranler les images. Les bruits dévastateurs qui entourent les activités de Gaston ne doivent pas seulement se laisser imaginer, ils doivent aussi se voir et s’entendre !
SIGNÉ Franquin !
Comme la créativité de Franquin se fait de plus en plus baroque au fil des années, il est logique qu’elle en vienne à déborder du cadre pour envahir les marges, les territoires inexplorés de la planche. À partir de 1970 (au gag 644), l’auteur fait évoluer sa signature en la contextualisant par rapport au gag.
Toujours reconnaissable malgré les étonnantes mutations qu’elle subit, la signature de Franquin devient un deuxième gag en soi, annexé au premier. Ce sera désormais une véritable marque de fabrique pour Franquin, qui l’utilise aussi dans les Idées noires à partir de 1977. De cette façon, une proximité troublante semble s’entretenir entre l’identité de l’auteur et ses créations graphiques, comme s’il vou lait souligner à quel point son dessin devient une extension de son intimité !