Exposition - Salon

Exposition Matsumoto – Angoulême 2019

Du 24 janvier au 10 mars

TAIYŌ MATSUMOTO – DESSINER L’ENFANCE

Ce qui frappe à la lecture de l’œuvre de Taiyō Matsumoto, c’est la congujaison presque paradoxale d’une évolution stylistique qui touche à la réinvention permanente, et d’une constance profonde dans les thématiques.

Alors qu’il n’est encore qu’à l’école primaire, la vie de Taiyō Mastumoto bascule : ses parents l’abandonnent aux soins d’une pension dans le Kansai, loin de son Tokyo natal. Cet évènement ouvre sur une période charnière : non seulement ce traumatisme inaugural irriguera son écriture, mais le creuset culturel bouillonnant de la première moitiè des années 1970 construira une bonne partie de son univers. En effet, les enfants de la pension n’ont droit qu’à une heure de télévision hebdomadaire. Les match de baseball, les dessin animés et les héros populaires aperçus trop rapidement dans cette petit lucarne nourrissent alors un monde intérieur et une échappatoire au quotidien.

Si la prime enfance reste la source de son inspiration, c’est véritablement le lycée qui détermine son approche du manga. C’est notamment la découverte de _Domu – Rêves d’enfants_ de KATSUHITO OTOMO, offert par sa mère, qui le replonge dans ce monde qu’il avait abandonné depuis plusieurs années. L’exploration continue à l’université, au contact de ISSEI EIFUKU qui est à la fois mentor et complice, et l’encourage à persévérer. Le travail paye : en 1987, il publie son premier récit dans l’anthologie pétiodique _Morning Party Zokan._

Traversant les genres, mélangeant ses influences, explorant ses blessures intimes, Taiyō Matsumoto ne s’est jamais préoccupé des modes, traçant son sillon avec persévérance même quand les ventes n’étaient pas au rendez-vous. Et pourtant, son importance ne fait aucun doute : la légende dit que son éditeur est allé jusqu’à lancer une nouvelle revue, _ikki_, afin de pouvoir continuer à le publier.

UN MONDE D’ENFANT

De manière plus ou moins directe, l’enfance est au cœur de l’œuvre de Taiyō Matsumoto. Mais une enfance déracinée, en quête de repères face à des parents bien souvent absents ou démissionnaires. Ce motif touche véritablement à l’intime, au point que Matsumoto confesse avoir longtemps été incapable d’envisager des aventures qui n’auraient pas des enfants pour héros.

La raison de ce qui est presque une obsession se trouve certainement dans cet abandon qu’il a lui-même vécu à l’age de sept ans, lorsque sa mère le place dans un foyer d’accueil où il passera six années de sa vie. Ce n’est qu’à la quarantaine passée, après une demi-douzaine de récits tournant autours du sujet, qu’il finit par aborder ouvertement cet épisode dans _Sunny_. Sans être strictement autobiographique, cette œuvre magistrale s’approche au plus près de son experience personnelle, décrivant le quotidien d’un groupe d’enfants placés dans une petite pension du Kansai des années1970, révélant par ce geste la source des questions récurrentes d’aliénation, de solitude et de rapports complexes avec les adultes, qui traversaient jusqu’alors on œuvre. Sans surprise, le regard que porte Taiyō Matsumoto sur l’enfance est complexe et non dénué d’ambivalences. Dans ses œuvres de jeunesse, elle se caractérise par un tiraillement entre candeur et colère, qui se traduit par ces duos d’enfants aux caractères complémentaires liés par une amitié indéfectible. D’un coté, la face solaire d’un idéalisme naïf, symbolisé par l’attachement à la figure du héros : de l’autre, la face sombre d’un ressentiment sourd, fait de violence et de maturité précoce, qui contaminent le cœur de l’enfant pour le transformer en monstre. Plus que de magnifiques portraits, l’œuvre de Matsumoto est une invitation à retourner en enfance pour renouer avec des sensations perdues.

BLANC ET NOIR, ÉTOILE ET LUNE, YIN ET YANG

_Amer Béton_, _GOGO Monster_ et _Ping Pong_ forment un cycle de trois œuvrres qui mettent en scène des couples d’enfants liés par une indéfectible amitié. Taiyō Matsumoto lui-même regroupe cet ensemble dans ce qu’il appelle « le cycle du Yin et du Yang ». La référence au symbole taoïste n’est pas anodine. elle souligne cette opposition nécessaire et intime où chacun a besoin de l’autre pour être et devenir, dans un équilibre changeant. Ni romantique ni amoureuse , cette complémentarité est ainsi souvent symbolisé par les noms des personnages. Blanko et Noiro dans _Amer Béton_, Smile Tsukimoto et Peko Hoshino (« tsuki » signifiant « lune », « hoshi » signifiant « étoile ») dans _Ping Pong_. Comme en écho à ces noms, on retrouve habits blancs et noirs, motifs de l’étoile et de la lune – voir leur kanji correspondant – disséminés tout au long du récit comme autant de rappels de cette relation fusionnelle des esprits contraires. Dans l’œuvre de Matsumoto, la couleur blanche exprime ainsi l’innoncence préservée. De manière très symbolique, les noms de plusieurs personnages d’enfants font référence à la pureté. Le prénom Junsuke, dans _Sunny_, s’écrit avec le caractère qui signifie « la pureté ». C’est également le cas de Blanko (Shiro) dans _Amer Béton_, dont le surnom signifie « blanc », de Yuki dans _GOGO Monster_ dont le prénom signifié « Lys ». La couleur noire, elle, symbolise l’innocence altérée par l’abandon des adultes. Introveris, arborant souvent une paire de lunettes ou une cicatrice à l’œil, ces personnages semblent plus solides et pragmatiques que leur binôme. Ils tiennent, de prime abord, le rôle du protecteur. Mais ils finissent toujours par se renfermer sur eux mêmes, dévorés par la colère et la douleur. C’est par exemple le cas pour Noiro dans _Amer Béton_, ou pour Tachibana et son camarade, qui cache sa tête sous un carton dans _GOGO Monster_.

S’EXPRIMER COMME UN ENFANT

L’arrivée de Matsumoto dans un foyer du Kansai à l’âge de 7 ans fut vécue comme un double déracinement – sentimental, bien sûr, mais également géographique, puisque loin de son Tokyo natal. L’intégration fut notamment difficile à cause de la persistance de patois régionaux, très marqués au Japon. C’est pourquoi l’attention accordée par l’auteur à une retranscription fidèle du langage est devenue primordiale. Accents discriminants ou élocutions maladroites l’aident en partie à caracteriser ses personnages. Cette approche se trouve d’ailleurs de temps à autre appliquée à l’écrit, comme lorsqu’il s’amuse de la maîtrise encore hésitante du japonais dont font preuve, de façon plus ou moins marquée, un certain nombre de personnages dans son œuvre. Blanko, dans _Amer Béton_, ou Hanao, dans _Le rêve de mon père_, ne connaissent ainsi pas les kanji (caractères sino-japonais), ni parfois même le syllabaire hiragana pourtant appris dès les premières années d’école primaire.

UN MONDE VU À HAUTEUR D’ENFANT

« Que ce soit dans les films ou les mangas, je trouve que lorsque les enfants sont montrés depuis un point de vue adulte, ils apparaissent comme des sortes de créatures étranges, je n’aime pas trop ça. Moi, j’essaie de situer mon regard au même niveau qu’eux. »

Les enfants ont une manière bien à eux d’interagir avec leur environnement, de se l’approprier, d’y évoluer. Les mangas de Matsumoto cherchent à traduire ce rapport très particulier au monde de divers manière. Ses personnages sont ainsi souvent montrés dans leurs moments de rêveries, le regard tourné vers le ciel ou vers un avion qui passe, mais aussi dans leur observation minutieuse de ce qui les entoure, dans tous ses détails et sous tous les angles. Outre les dessins d’enfants qui jalonnent l’œuvre de loin en loin, le motif de la carte est particulièrement évocateur de cette volonté d’invention du monde.

Matsumoto ne se contente pas de représenter ses personnages en train de scruter leur environnement. Il installe surtout le lecteur à leur place, soulignant la subjectivité de leur regard. Il met ainsi en scène les rêves de liberté et cet ailleurs que promettent les avions qui s’envolent, loin, si loin, qu’ils en sont inaccessibles. On découvre ce monde scruté du bout de la lorgnette, au travers de jumelles, du trou d’une paroi ou caché derrière un masque,ouvrant souvent sur un univers adulte inquiétant sans pour autent avoir à s’y risquer. Enfin, il y a ce monde regardé la tête à l’envers, comme pour mieux y faire surgir l’étrange et le merveilleux. en optant pour une « focalisation interne » (pour emprunter le vocabulaire de la critique cinématographique), les récits de Matsumoto en viennent à « habité véritablement ses personnages, incarnant l’exploration de territoires personnels et intimes.

ENOSHIMA

Entre _ZÉRO_ et _Le rêve de mon père_, Taiyō Matsumoto a emménagé près de la péninsule d’Enoshima, au sud de Tokyo, avec son ami Issei Eifuku. ce cadre bucolique et très touristique, au bord de la mer du Japon, serivra de décor dans ses deux mangas. La presqu »île d’Enoshima, son littoral caractéristique, ses temples et ses monuments sont des motifs immédiatement reconnaissables pour qui connaît la région. le contraste esthètique entre la fantaisie exubérante du _Rêve de mon père_ et le réalisme photographique de _Ping Pong_ permet d’apprécier la manière dont le décor agit sur le récit. Le motif du littoral, d’une manière générale, reviendra souvent à cette époque pour signer une conclusion heureuse (dans _Amer Béton_ ou _Ping Pong_) ou souligner un moment d’apaisement.

« Je crois que _Ping Pong_ est un manga réussi grâce à la tension qui existait à l’époque avec mon éditeur, qui insistait pour que je fasse un manga de sport, et moi qui n’en avais pas envie et faisais tout pour emmener le récit le plus loin possible de ce genre. Ma femme est venue travailler avec moi à ce moment-là. Beaucoup disent que mon dessin a alors changé. Je pense qu’à l’époque, elle participait à la création à hauteur de 10%. Aujourd’hui, je dirais qu’on est à égalité dans certaines œuvres. »

« _GOGO Monster_ et _Number 5_ signent la période où je me place sous l’influence de la bande dessinée franco-belge, dont David Prudhomme, Nicolas de Crécy, Blutch et particulièrement Mœbius pour _Number 5_. Mais cette dernière série visait également à prendre le contre-pied de _GOGO Monster_, qui était un huis clos. Le récit devait être à l’origine une odysée à travers un monde fantastique, où je voulais citer toutes mes influences, Otomo, Ishinomori et d’autre encore. Surtout, le projet devait avoir une atmosphère légère et vraiment comique. Mais les attentats du 11 septembre sont venus contredire ce projet. La question de la violence dans le manga a commencé à devenir problématique. Il n’était plus possible d’en rire et j’ai abandonné la tonalité comique que je souhaitais mettre en scène. »

« Pour _Le Samouraï Bambou_, nous avons fait beaucoup de recherches sur les motifs graphiques afin de montrer l’époque Edo comme une fantaisie. La plupart des personnages féminins et les motifs de kimono sont dessinés par Saho, ma femme. Comme le scénario venait d’une autre personne, nous avions peu-être plus d’énergie à consacrer au dessin. C’est probablement le travail graphique le plus abouti de ma carrière. Je sortais de ma période sous influence franco-belge et je voulais retourner à une esthètique manga. Quand à la violence, je ne m’étais pas rendu compte qu’il y en avait tant dans _Number 5_, et plus encore dans _Le Samouraï Bambou_, avant de me replonger dans les planches pour préparer l’exposition ».

« Pour _Sunny_, cela faisait longtemps que je voulais écrire cette histoire, mais je ne m’en sentais pas capable à mes débuts. D’un autre côté, je ne voulais pas laisser passer trop de temps car je craignais de me mettre à idéalier les choses. Ce que je raconte dans ce manga a réellement eu lieu, et avant de commencer à écrire, j’ai d’abord réfléchi aux conséquences que cela aurait pour ma famille et pour moi. J’ai failli ne pas écrire cette histoire. »

« Dans mon premier manga, je voulais mettre en scène un joueur de baseball imbattable. Mon éditeur m’a dit que ça ne suffisait pas, que je devais mettre en scène un autre personnage, radicalement différent. L’idée m’a séduit et le motif des héros contraires est devenu un peu malgré moi le socle de mes premières œuvres. »

DE STRAIGHT À PRINTEMPS BLEU

Matsumoto a seulement 21 ans quand il publie _STRAIGHT_. Il mélange différents registres et l’ensemble manque encore d’unité. Pour autant, nombre des motifs qui imprégneront ses œuvres à venir sont présent. _STRAIGHT_ s’illustre ainsi par ses vues au fish-eye, ses contre-jours traversés par un trait de lumière, ses bouches grandes ouvertes pleines de dents, ses personnages qui remontent leurs lunettes, ses raccourcis exagérés au grand angle, ses avions ou encore ses objets qui se déforment sous un impact. Sur le plan narratif, le dessinateur se singularise par son sens du cadrage et du rythme, ses ruptures esthétiques ‘une case à l’autre pour dramatiser une scène, son refus d’utiliser des traits de vitesse pour signifier le mouvement et une sobriété dans le découpage, réparti en cases horizontales et verticales. Dès ses premiers travaux, Taiyō Matsumoto montre une personnalité atypique quoiqu’encore en recherche d’un style. Alors que ses expériences l’emmènent sur un tas de terrains qu’il abandonnera bientôt, un vocabulaire de motifs personnel se cristallise parfois à son insu.

LES MOTIFS

« Je ne cherche pas à donner de sens aux symboles que j’utilise. C’est un processus souvent inconscient… même si je dois bien reconnaître que de nombreaux motifs reviennent dans mes bandes dessinées malgré moi. La récurrence des coupes de cheveux, des avions, des fleurs, tout cela m’apparaît aujourd’hui, en préparant cette exposition. »

Si la richesse esthètique et la variété des technique graphiques employées par Matsumoto n’entament pas la grande cohérence de son œuvre, c’est que celle-ci est traversée par des thèmes fondamentaux (l’enfance, le sport, la souffrance …) mais aussi par un réseau de motifs récurrents. Matsumoto développe ainsi un vocabulaire poétique et personnel qui s’étoffe au fil des œuvres. Très tôt, apparaissent ainsi l’association des fleurs à la violence physique, ces groupes inquétants de personnages su semblables, ou l’importance du bord de mer pour les scènes finales de ses œuvres. Cette galerie ne cesse de s’étoffer par la suite, acceuillant masques, créatures du ciel (avions ou papillons) ou de l’eau (baleines ou hippopotames), ou encore les chats omniprésents qui finiront même par devenir les personnages principaux des _Chats du Louvre_. En véritable poète, Matsumoto crée constamment de nouvelles variations sur ces motifs personnels, déployant une constellation de symboles dont le sens, jamais univoque, entre en résonance à travers les œuvres.

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