Interview
Christian PERRISSIN pour CAP HORN T3
Sceneario.com : Bonjour Christian,
En ce mois de mai sort le troisième opus de votre série Cap Horn. Comment vous est venue l’idée de vous lancer dans une telle aventure historico-fictive qui prend ses bases dans la Patagonie ? Est-ce une envie de marcher sur les pas de ceux qui ont espéré trouver une sorte d’Eldorado en ces lieux isolés ?
Christian Perrissin : Au tout début, il y a la lecture de "En Patagonie" de Bruce Chatwin. Une façon unique de raconter un voyage, de parler d’un territoire, de son histoire, sa géographie et ses habitants. Une expérience que j’ai aimée relire. Plus tard, un autre livre, de photographies cette fois, qui a pour titre "Cap Horn, rencontre avec les Indiens Yaghan". Une sorte de rapport de mission, celle de 1882 qui explora les canaux de Terre de Feu un an durant pour en achever la cartographie commencée 50 ans plus tôt par Fitz-roy à bord du Beagle. On en profita pour approcher les Yaghan, les étudier et les photographier dans leur milieu naturel. Régulièrement, l’expédition se rendait à Oushouaya, à la mission anglicane tenue par le pasteur Bridges. Et pour finir, "La ballade de la mer salée" de Pratt. J’ai toujours aimé cet album, et j’avais l’idée de raconter une histoire aussi dense, sans véritable protagoniste mais peuplée de nombreux personnages charismatiques.
Sceneario.com : Quels ont été vos besoins pour mener à bien l’écriture de votre histoire (recherche documentaire, conseils d’historiens, voyages) ?
Christian Perrissin : Je pensais me rendre un jour en Patagonie. J’avais l’idée de suivre la route N°3 qui longe la côte atlantique de Puerto Madryn jusqu’à Oushouaya. La journaliste Auberi Edler avait effectué ce trajet pour une émission télé, et le reportage qu’elle en avait tiré était très intéressant. Finalement, je ne suis jamais parti en Patagonie et je ne connais la Terre de Feu qu’à travers mes lectures de Coloane, Raspail, Sepulveda… J’ai lu aussi un certain nombre d’articles se référant au drame de Mayerling – le suicide présumé de l’archiduc Rodolphe – et la fuite de son cousin Jean-Salvator, sous le nom de Johannes Orth.
Sceneario.com : Comment s’est fait le choix de vos personnages fictifs (Anna Lawrence, Orth, Lagarigue, Mac Hilian… et également Yakaïf) ou réels tel Thomas Bridges, de leur charisme et de ce qu’ils représentent réellement ?
Christian Perrissin : Johannes Orth a bien existé, quant à MacHilian, il est inspiré d’un personnage réel, un tueur d’Indiens Onas. Il y a aussi le capitaine Jason Low. Je me suis basé sur Joshua Slocum, le premier navigateur qui boucla un tour du monde en solitaire dans les années 1890. Dans son journal, Slocum évoque sa remontée du détroit de Magellan, ses mouillages au fond des criques désertes, sa crainte des Indiens nomades, son escale à Punta Arenas… J’aime mêler personnages réels et fictifs. Je passe toujours beaucoup de temps à les caractériser et trouver la manière la plus naturelle, la plus plausible de les faire se rencontrer et donner l’impression qu’ils ont tous réellement existé. Au début de l’écriture de chacun de mes récits, il y a un fil conducteur plus ou moins ténu, une direction à partir de laquelle je construis la psychologie de mes personnages en parallèle de l’intrigue principale. Je nourris cette intrigue en fonction des personnages et pas l’inverse. Mais je fais attention d’éviter les digressions en essayant le plus possible de respecter une certaine unité d’action. Pour Cap Horn, ça n’a pas toujours été simple car il n’y a pas une intrigue principale mais plusieurs intrigues qui se croisent et finissent par se rejoindre. Souvent, dans mes récits, je dois bien admettre que mes personnages prennent le pas sur l’action. Si je dois faire un choix entre une scène de pure action et une scène de caractérisation, je choisis presque toujours la seconde.
Sceneario.com : Avez-vous adapté les péripéties du Révérend Bridges ou êtes-vous resté dans un cadre authentique ?
Christian Perrissin : J’ai essayé de respecter autant que possible la caractérisation du révérend et le travail qu’il a effectué à Oushouaya : sa tentative désespérée pour sédentariser les Yamana, son dictionnaire Anglais/Yamana, qui comptait 30.000 mots quand il fut achevé, tout cela est bien réel. Le personnage de Yakaïf est d’ailleurs basé sur un Yamana qui a grandi à la mission et qui s’en était allé rejoindre les siens une fois devenu adulte. Mais pour les besoins de l’histoire, j’ai un peu triché avec les dates. A l’époque où le récit se passe, Bridges avait déjà quitté la mission pour s’occuper de son estancia de Haberton à quelques dizaines de kilomètres d’Oushouaya.
Sceneario.com : Pourquoi avoir créé un état imaginaire (Le Paramo) et sa milice impitoyable ?
Christian Perrissin : L’état du Paramo n’est pas né de mon imagination. C’est une région désolée de la côte orientale de la Terre de Feu où l’on a découvert de l’or en quantité considérable à la fin du XIXème siècle. Le filon a attiré, comme toujours, des aventuriers de tout poil qui s’y sont installés après avoir délogé – massacré – les Indiens Onas. L’un de ces aventuriers était un ingénieur roumain, Julius Popper. Popper était plus malin que les autres, il a pris la tête des prospecteurs, a créé une milice, puis un état – le Paramo – un drapeau et une monnaie. Son rêve était de parvenir à convaincre le gouvernement argentin de reconnaître le Paramo. Cet épisode sera d’ailleurs évoqué dans le tome 4 de Cap Horn.
Sceneario.com : Avec ce troisième opus, qui réunit les protagonistes de la saga, on a l’impression que vous avez souhaité, via l’intervention de Mac Hilian et l’affrontement qui s’ensuit, verser dans une action inhabituelle pour la saga. Est-ce la réalité et pourquoi ?
Christian Perrissin : C’est le hasard du découpage. Je vous parlais de "La ballade de la mer salée". Quand j’ai écrit le scénario de Cap Horn, je ne me suis pas soucié du nombre d’albums, j’avais en tête un récit complet de plus de 200 pages. Dès le départ cet affrontement était prévu, il n’est qu’une conséquence de tout ce qui précède. Quand il a fallu scinder le récit en 4 x 54 planches, j’ai bien remarqué que le tome 3 serait en grande partie occupé par une bataille et un duel entre McHilian et Lagarigue, j’avais aussi vu que Orth devenait momentanément un personnage secondaire. Mais ça ne m’a pas dérangé parce que je ne voulais voir que l’histoire dans sa globalité. Je n’ai pas voulu tenir compte des délais de parution entre chaque album et du risque de donner une impression de récit un brin décousu. Cette expérience m’a d’ailleurs fait réfléchir sur le format classique 46/54 planches. Il me pose de plus en plus problème car la plupart de mes récits font plus de 150 pages. Du coup, j’essaie maintenant d’avoir des publications en un seul volume, deux maximum. Quand un manga peut proposer une histoire de 1500 pages avec parution en albums de 200 pages tous les 3 mois, ou bien quand une série télé de 5 ou 6 saisons peut être vue en DVD en l’espace de quelques semaines, il faut bien reconnaître que nos 46/54 planches à suivre, qui paraissent au mieux avec un an d’attente à chaque fois, ont quelque chose d’obsolète. Un format bd d’une autre époque.
Sceneario.com : L’empreinte culturelle du récit sur la destinée malheureuse des peuplades de la Terre de Feu est profonde. Est-ce à dire que votre sensibilité a trouvé un écho dans l’histoire de ce peuple ? Est-ce un moyen de décrier éventuellement une appropriation malsaine d’un territoire déjà occupé ?
Christian Perrissin : L’histoire de l’humanité a toujours été une conquête de territoire. La Terre de Feu, de par sa situation géographique et ses conditions extrêmes, est longtemps restée ignorée du reste du monde. Les blancs ont commencé à vraiment s’y intéresser au milieu du XIXème. Ça se passe presque toujours de la même manière : les missionnaires débarquent pour évangéliser les sauvages, les cartographes, les scientifiques, les militaires suivent, puis les prospecteurs, les éleveurs de bétail… le fil barbelé vient délimiter les propriétés nouvelles et les peuplades qui vivent depuis des centaines d’années dans une certaine harmonie n’ont plus d’autre choix que de devoir s’adapter ou bien disparaître. Dans la plupart de mes récits il est question des rapports difficiles des blancs avec le reste du monde. Partout où les blancs s’installent, et quelle que soit la méthode employée, l’intention est toujours la même : dominer et piller. Ca se termine presque toujours tragiquement pour la minorité.
Sceneario.com : Votre saga a maintenant pris un certain rythme de croisière (1 épisode par an). Pourquoi avoir tant attendu entre le premier et le deuxième tome (4 ans) ? Impératifs éditoriaux, indisponibilité… ?
Christian Perrissin : Cette longue attente n’est pas de mon fait. Comme je l’expliquais, l’histoire complète a été écrite en 2003 et les trois premiers tomes découpés dans la foulée. Au départ, quand j’ai su qu’Enéa acceptait de dessiner Cap Horn, je m’étais mis en tête qu’il serait capable de réaliser un album en moins d’un an. Sans doute parce qu’Enéa est habitué à travailler vite et bien grâce à son expérience des fumetti. Mais il s’est passé deux choses sur cette série. D’abord, Enéa a voulu prendre le temps de travailler beaucoup plus consciencieusement qu’à son habitude. Prendre le temps de capter l’atmosphère particulière de la Terre de Feu, camper le mieux possible chacun des nombreux personnages du récit, détailler les architectures, etc. Et comme je crois savoir qu’il est par ailleurs très occupé en Italie, ça lui a demandé d’autant plus de temps. Et puis il a eu quelques soucis personnels au cours de la réalisation du tome 2, et il lui a fallu plus de 3 ans pour terminer l’album. Mais aujourd’hui, tout semble être rentré dans l’ordre. Après la parution du tome 2, Enéa a pris conscience qu’il fallait impérativement accélérer le rythme de parution, et le tome 4 – qui terminera l’histoire, et que je n’ai découpé que l’année dernière – devrait paraître courant 2012.
Sceneario.com : Comment avez-vous rencontré l’auteur italien Enea Riboldi ?
Christian Perrissin : Je ne l’ai jamais rencontré. Enéa et moi ne nous connaissons pas, on ne s’est même jamais parlé au téléphone ! Quand toute l’histoire de Cap Horn a été écrite, Bruno Lecigne a eu l’idée de proposer le projet à Enéa car il connaissait son travail, estimait le dessinateur et savait qu’Enéa a une passion pour le monde maritime. Enéa est lui-même un excellent skipper paraît-il. Ça tombait à pic, il avait envie de travailler avec un éditeur français – il venait de refuser un ou deux projets qui n’étaient pas dans ses cordes. Mais quand il a eu Cap Horn entre les mains, il a tout de suite senti que c’était une histoire pour lui : l’univers maritime, les grands espaces de l’extrême sud, multitude de personnages, un format d’album inhabituel pour lui. Il a très vite dessiné les premières planches, celles des trois cavaliers dans la pampa, j’ai beaucoup aimé sa mise en page, ses trois cavaliers avaient beaucoup d’allure, chacun se tenant différemment sur sa monture, bref, j’étais emballé et c’est comme ça que tout a démarré, sur les chapeaux de roue.
Sceneario.com : Comment travaillez-vous ensemble, quelle est votre organisation dans l’élaboration des planches ? Gardez-vous un œil critique sur chacune d’elles ou lui laissez-vous une entière liberté d’exécution ? La langue n’est-elle pas une barrière à vos échanges ?
Christian Perrissin : A partir du synopsis complet de l’histoire, je fais un découpage détaillé de l’album que je confie à l’éditeur pour traduction. Je ne vois aucune des étapes de travail d’Enéa. J’ignore comment il procède. Fait-il un storyboard ou bien part-il directement sur le crayonné ? Il envoie ses planches encrées par paquets de 10 ou 15. Je crois qu’il a toujours eu l’habitude de travailler ainsi, je respecte.
Sceneario.com : Qu’est-ce qui vous fascine dans son travail, au demeurant superbement réaliste ?
Christian Perrissin : Je trouve son trait élégant et juste. Comme je vous disais, j’aime beaucoup ses personnages, le charme et le charisme qui se dégage de la plupart d’entre eux. Enea a un style classique mais pas ringard du tout. Idéal pour ce genre de récit. Ce que je regrette dans notre collaboration, c’est la distance qui nous sépare et la barrière de la langue. Une certaine frustration de ma part parce qu’on ne peut pas développer la complicité qui nous permettrait de pousser encore plus loin notre collaboration sur chaque album.
Sceneario.com : La saga Cap Horn doit se clôturer avec le prochain opus. Sera-ce une fin définitive ou prévoyez-vous un deuxième cycle ?
Christian Perrissin : Non, il n’y aura pas de second cycle, quand le quatrième tome sortira, cela fera presque 10 ans que j’ai écrit toute cette histoire. J’ai envie de passer à autre chose. En revanche, ça ne me déplairait pas de travailler encore avec Enéa.
Sceneario.com : Avez-vous d’autres projets en cours ou à venir ? Une suite à Martha Jane Cannary, à El Niño, ou Les Munroe ?
Christian Perrissin : Je viens de terminer le troisième et dernier tome de Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin en a dessiné les deux tiers, l’album devrait paraître au début de l’année 2012. Le tome 2 des Munroe sera en librairie le 8 juin prochain et le scénario du tome 3 est déjà entre les mains de Boro Pavlovic. Comme pour Cap Horn, c’est une histoire en 4 épisodes. Quant à El Nino, je ne pense pas qu’il y aura une suite un jour. J’aime beaucoup le personnage de Véra Michaïlov et j’adore ma collaboration avec Boro mais il vaut toujours mieux arrêter une série avant de se lasser. Nous aurons d’autres projets ensemble, c’est sûr.
Sinon, je travaille en ce moment avec Tom Tirabosco sur l’expérience traumatisante de Joseph Conrad au Congo. Un récit d’au moins 110 pages qui paraîtra chez Futuropolis. Et pour finir, un album avec Buche. nous avions débuté ensemble dans le métier, Buche et moi, avec Les Aventures d’Hélène Cartier, et nous nous retrouvons 20 ans après sur un récit de 150 pages chez Glénat.
Sceneario.com : Sceneario.com vous remercie grandement pour le temps passé sur cette interview et vous souhaite bonne chance pour la suite !
Christian Perrissin : Merci à vous.