Interview
CORPUS CHRISTI
Sceneario.com : Bonjour François, bonjour Eric.
Corpus Christi, votre dernière production, est sortie ce mois-ci sous le couvert du site Sandawe, la fameuse plateforme qui soutient les projet BD via l’aide des édinautes. Tout d’abord, comment ce projet est né ? Qu’elles ont été éventuellement vos sources d’inspiration (bandes dessinées, cinéma, littérature…) pour mener à bien celui-ci ?
Eric ALBERT : C’est plus une question pour François dans la mesure où il est à l’origine du projet. Et ce, à deux titres. D’une part, il m’a proposé l’idée et le scénario de Corpus Christi, et d’autre part, Patrick Pinchart le connaissant et montant le concept du site Sandawe, il lui a demandé s’il avait un scénario à lui présenter. Ce qui tombait donc bien.
En ce qui concerne mes sources d’inspiration, rien de précis, si ce n’est une recherche documentaire assez rigoureuse, dans la mesure où les sites cités sont pour la plupart fort connus.
François MAINGOVAL : Voilà, Eric a tout dit. La première fois que Patrick Pinchart, le créateur de Sandawé, m’a parlé en détail de son projet, c’était à la Crêperie Bretonne de Louvain-la-Neuve. Il cherchait quelques auteurs ayant déjà publié des albums pour lancer son site. Je lui ai montré quelques projets en cours, dont Corpus Christi, et il a directement flashé sur celui-là. Il me fallait encore l’autorisation d’Eric pour se lancer dans cette nouvelle aventure, car au départ nous pensions proposer cette histoire à des éditeurs plus traditionnels. Quant à mes sources d’inspirations, elles sont diverses et variées, mais très souvent inconscientes. Je ne pourrais dire ce qui a vraiment inspiré cette histoire, si ce n’est peut-être la lecture de tous les livres de Stefan Zweig, dont je suis un fan absolu, ainsi que de Belle du Seigneur, le chef d’œuvre d’Albert Cohen.
Sceneario.com : Qu’est-ce qui a motivé votre rapprochement entre vous deux ? Vous connaissiez-vous auparavant ?
Eric ALBERT : Déjà, la beauté autant intellectuelle que plastique de François. Et une rencontre au salon du livre de Limoges, il y a quelques années, avec un projet pour un « spin of » d’Alix chez Casterman. Projet qui a avorté au dernier moment, mais qui a permis de nous découvrir des atomes crochus, autant professionnellement qu’humainement. Son nouveau projet, Corpus Christi, m’a tout de suite intéressé, voire enthousiasmé. Par le concept d’abord, bien sûr, mais aussi par son ton décalé.
François MAINGOVAL : Je ne me souviens pas de cette rencontre au salon du livre, et je crois qu’Eric mélange avec un autre scénariste, car je connaissais déjà Eric auparavant. La qualité artistique de son travail m’avait été vantée par ses collègues de l’Atelier BD. Cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec lui, et l’occasion s’est présentée avec ce projet qui, je le pense, colle admirablement bien au récit.
Sceneario.com : Pourquoi avoir choisi de passer par le concept éditorial de Sandawe ?
Eric ALBERT : C’est un peu comme il y a trente ans avec la création de Canal+ en télévision. Je me suis dit que ça pouvait être une expérience novatrice qu’il ne fallait pas laisser passer.
François MAINGOVAL : Même réponse qu’Eric, en y rajoutant aussi l’amitié pour Patrick Pinchart.
Sceneario.com : Le fait de réaliser votre histoire en un seul tome n’est-il pas un peu frustrant ? N’avez-vous pas eu envie de vous étaler un peu plus, d’étoffer d’avantage les péripéties, de les faire verser peut-être dans une intrigue plus tragique quant à la divulgation du fameux secret ? Peut-être prévoyez de faire un nouveau volet ?
Eric ALBERT : Un deuxième album est envisageable, et même envisagé. Mais il y a des problèmes d’emploi du temps, d’autres contrats à honorer. En tout cas, ce serait un plaisir de retrouver ces personnages. Et bien sûr de collaborer de nouveau avec François, sans flagornerie. Justement, une de ses qualités, et je rebondis sur votre question, est que justement il a, en dehors d’autres qualités, l’art de la concision. Il y a pléthore d’albums qui pourrait tenir en un tome et qui sont délayés en deux ou même trois albums… Certains thèmes ou ambiances méritent une certaine lenteur, mais certainement pas systématiquement. J’explique à mes élèves ceci : on peut faire quelqu’un qui tombe, puis qui est par terre, puis il se tord de douleur, puis quelqu’un appelle le SAMU, puis l’ambulance l’emmène à l’hôpital, puis on le voit se faire opérer, puis il a un plâtre et on l’emmène sur un fauteuil roulant dans les couloirs de l’hôpital, puis on le voit dans sa chambre allongé avec son plâtre. Mais on peut très bien faire le type qui tombe. Case d’après il marche avec un plâtre. On a compris et on a gagné deux pages. La bande dessinée, c’est aussi (surtout ?) l’art de l’ellipse.
François MAINGOVAL : Moi, en tant que lecteur, ce que je trouve frustrant, c’est de devoir attendre parfois cinq ans pour avoir le fin mot de l’histoire ! D’ailleurs maintenant j’achète rarement des premiers et des deuxièmes tomes, j’attends que le premier cycle soit terminé. Et comme souvent l’éditeur arrête la série avant la fin (évidemment, si tout le monde fait comme moi !), je n’achète donc plus rien … Donc j’essaie à présent que mes histoires tiennent en un album, même s’il est possible, évidemment, de laisser une fin ouverte qui permet d’autres péripéties. Mais les histoires tirées en longueur, non merci ! D’ailleurs, à part Barbara Wolf, je n’ai fait que des histoires en un album, quitte à faire 120 pages comme pour Lovely Trouble, ou une centaine pour les Allumeuses. Là je travaille sur un nouveau projet, je pense qu’il aura plus de 200 pages, mais tout sera publié en un album.
Sceneario.com : Pourquoi avez-vous décidé de titiller les fondements de l’Eglise via la dénonciation d’un mensonge ancestral entretenu par cette dernière et partagé par toutes les religions ?
Eric ALBERT : Je ne sais pas si ça « titille » les fondements de l’Église, qui en a vu d’autres, ça peut juste choquer ceux qui prennent les textes, quels qu’ils soient, au pied de la lettre. Ça ne remet pas en cause le discours premier d’un certain Jésus de Nazareth, en gros essayons de cohabiter le moins mal possible.
François MAINGOVAL : Je pense que tout le monde sait ce que je révèle soi-disant, non ? Même les prêtres, même les évêques, les cardinaux et les papes savent que personne ne peut ressusciter. Quand on est mort, on est mort ! On peut croire en une vie dans l’au-delà (appelons cela le Paradis, ou un univers parallèle, ou quoique ce soit), on peut éventuellement croire en un Dieu (ou appelons cela une force invisible, le grand architecte de l’univers, …), personne ne peut plus croire à notre époque qu’un type crucifié, décédé, et pour en être sûr, transpercé d’une lance, puisse revivre après trois jours. Ou il n’était pas vraiment mort, un peu comme Jack Bauer, on croit qu’il meurt, mais non, ou il était mort mais alors il n’a pas ressuscité. Dans les deux cas, les Evangiles ont menti. Mais est-ce vraiment important ? Le message du Christ, plein d’humanisme, et sur lequel deux milles ans de civilisation ont été construit, n’est-ce pas là le plus important ? Et deux continents (l’Europe et le continent Américain tout entier) sont basés sur cette civilisation. D’ailleurs, puisque maintenant les Exégètes les plus pointus acceptent et propagent l’idée que l’Ancien Testament, s’il est basé sur quelques faits authentiques, est essentiellement symbolique, et qu’il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre, pourquoi n’en serait-il pas autant du Nouveau Testament, qui est composé des quatre évangiles ? La résurrection du Christ, mais aussi la multiplication du pain et du vin, la marche sur l’eau, les miracles, etc., sont sûrement basés sur des faits réels, mais relatés de manière symbolique, ou en tout cas à prendre comme tel.
Sceneario.com : Qu’est-ce qui a motivé le choix des protagonistes (l’archéologue Thomas Bellec, son assistant Bruno, la journaliste Nena Kirsten, le prêtre Blake Brennet, le major Berry, le pape Jean-Paul IV) ?
Eric ALBERT : C’est l’alchimie difficile à trouver pour avoir des personnages dont les caractères vont donner une sorte « d’émulsion » intéressante. C’est du ressort de François, essentiellement. Et ça me semble très réussi. Il vous expliquera mieux que moi que certains personnages sont inspirés par des personnages réels.
François MAINGOVAL : Comme tous mes autres héros, à part Alix, Thomas Bellec, c’est moi, en tout cas, celui que j’aurais voulu être. Mon grand-père était vraiment Pierre Claes, archéologue belge qui a découvert le premier temple romain en Belgique, puis le fameux trésor de Liberchies. Bruno, c’est un ancien collègue, décédé depuis, qui m’a vraiment trahi dans la vraie vie ! Un véritable ami qui s’est transformé en ennemi haineux sans que je comprenne vraiment pourquoi. Nena est une fille que j’ai vraiment rencontrée et aimée, c’est une actrice célèbre maintenant, dont je tairai le nom par élégance vis-à-vis d’elle. Le major Berry, c’est un vrai sale type dans la vie, le syndic d’un immeuble où mes parents avaient un appartement, et qui pendant trente ans leur a pourri la vie. Ils sont en procès depuis vingt ans… Alors même que mes parents ont vendu cet appartement il y a dix ans … Il perd chaque fois, mais il attaque chaque fois sur autre chose … Il doit avoir 90 ans maintenant, je pense qu’il ne cessera ses procès que lorsqu’il sera mort, mais je me demande si dans ses dernières volontés il n’y aurait pas encore l’une ou l’autre action en justice … Bien sûr, les noms sont changés, pour éviter les procès éventuels. Si je vous raconte cela, c’est pour expliquer qu’écrire est une sorte de catharsis pour moi. En écrivant, j’évacue aussi mes rancœurs, mes passions négatives, …
Sceneario.com : Vous avez souhaité être au plus proche de l’actualité religieuse en donnant une version qui explicite l’assassinat d’un pape (Jean-Paul 1er) et de la démission d’un autre (Benoît XVI). Peut-on voir ici une raison de rendre plus plausible et plus intrigante votre fiction ?
Eric ALBERT : Le scénario était écrit depuis longtemps. J’étais à la mise en couleur de la dernière planche quand j’entends à la radio l’annonce de la démission de Benoît XVI ! Authentique. Je saute sur ma messagerie pour signaler cette coïncidence incroyable à François. Mais… hé ! hé ! Y a-t-il des coïncidences ?… Il fallait juste changer un dialogue pour que le Vatican nous offre un buzz inespéré !
François MAINGOVAL : Jean-Paul premier n’a pas été assassiné, il s’est suicidé ! Relisez bien l’album !
Sceneario.com : Y a-t-il une raison particulière d’avoir choisi le remarquable site de Petra en Jordanie pour mettre à jour le fameux secret des Papes ? N’y verrait-on pas un clin d’œil à l’une des aventures d’Indiana Jones ?
Eric ALBERT : En partie, bien sûr. À tel point que la première version de la planche 1 était trop appuyée en ce sens. Tom, le héros avait un feutre. La seconde version, il portait une casquette. Mais Pétra, c’est aussi pour la beauté de l’endroit. Et clin d’œil pour clin d’œil, n’oubliez pas que Hergé utilise Pétra dans « Coke en stock ». Il y a d’ailleurs deux autres hommages à Tintin dans Corpus Christi, dont un pas évident à trouver. Tiens, si vos lecteurs trouvent les deux, Sandawe pourra leur envoyer un exemplaire de Corpus Christi !
François MAINGOVAL : Eh ben non ! Aucun clin d’œil ! Eric se trompe. Je suis allé à Petra, et plusieurs jours, j’ai parcouru le site de long en large (avec la vraie Nena), je suis tombé amoureux du site et j’y ai des souvenirs inoubliables (dont une vraie nuit d’amour dans une des grottes de cette cité, au pied d’El Khasneh). Je voulais en faire le décor d’une de mes histoires. Au départ, c’était prévu pour le tome 4 d’Ada Enigma, puis l’occasion s’est présentée ici. Par contre, si j’ai trouvé un des deux hommages à Tintin, je ne vois pas pour l’autre. Eric, si tu pouvais me dire cela en mp …
Sceneario.com : Comment vous êtes-vous organisés pour la réalisation de votre œuvre ? Est-ce que le scénario était totalement écrit avant qu’il ne passe entre les mains d’Eric ou s’est-il développé au fil d’une transmission périodique à ce dernier ? A cet égard, est-ce qu’Eric a participé éventuellement à son évolution ?
Eric ALBERT : C’est la seconde proposition. François avait l’ensemble de l’histoire en tête, mais il a écrit au fil des semaines, une fois le projet réellement lancé. Je ne participe pas vraiment au scénario, à chacun son domaine. Tout au plus, je lui fais des remarques sur un problème de raccord ou de cohérence. Parfois sur un de ses (excellents) dialogues. Mais uniquement pour des problèmes de compréhension, ou de rythme. Je suis son premier lecteur. Enfin, non, son deuxième, après son épouse.
François MAINGOVAL : Je suis totalement incapable d’écrire en une fois une histoire. Donc j’écris au fur et à mesure, en me nourrissant des planches déjà dessinées.
Sceneario.com : Au niveau dessin, Eric, comment travaillez-vous pour l’agencement de vos planches ? Est-il aisé de passer de l’illustration à un projet à long terme ? Comment avez-vous travaillé l’effigie de vos personnages, la représentation de vos décors ?
Eric ALBERT : Je travaille d’une manière traditionnelle, avec parfois quelques modifications avec un logiciel de retouche d’images. Crayon et papier, donc. Papier calque d’ailleurs, une technique qui permet de repositionner les éléments de l’image jusqu’au dernier moment. Le travail par transparence me vient en grande partie de mon passage par le dessin animé. La bande dessinée fait partie de mon univers depuis toujours. Même en faisant de l’illustration, et donc du dessin animé, je me suis toujours considéré comme un dessinateur de BD… En illustration, il y a aussi des projets à long terme. Pour les personnages, François me donne des pistes (acteurs, chanteurs, descriptifs…). Je lui fais des propositions, jusqu’à ce qu’on tombe d’accord. C’est comme un casting au cinéma. Tom, par exemple a changé huit fois de tête, jusqu’au dernier moment nous n’étions pas fixé. Pour les décors, la documentation est indispensable, mais il faut l’interpréter, ne pas en être esclave. Et ne pas en accumuler des tonnes, même si j’en ai toujours beaucoup. Ça a un côté rassurant, mais « trop de doc tue la doc ».
Sceneario.com : Qu’est-ce qui inspire votre style graphique ?
Eric ALBERT : Comme tous les dessinateurs, ceux qu’on admire depuis longtemps, et tous ceux qu’on a oublié mais qui forme ce qu’on appelle le goût. C’est valable dans tous les domaines.
Sceneario.com : Quelles sont, à tous les deux, vos prochains projets ? Un nouveau partenariat, d’autres orientations ?
Eric ALBERT : Comme je disais plus haut, j’aimerais vraiment retravailler avec François. Ou plutôt, il n’est pas envisageable de ne pas rebosser avec lui. Nous avons d’ailleurs un autre projet dans les cartons. Mais pour l’instant je dessine l’adaptation d’un roman policier à succès, « Marcas maître franc-maçon » de Jacques Ravenne et Éric Giacometti chez Delcourt. Je suis aussi enseignant à l’AtelierBD/ l’Iconograf, et au Cesan à Paris.
François MAINGOVAL : Nous avons effectivement un super projet dans nos cartons, qui sera envoyés aux éditeurs d’ici quelques semaines. Et si les ventes sont bonnes et que les lecteurs le veulent, le tome 2 de Corpus Christi. Sinon j’ai trois autres projets en cours, mais il est trop tôt pour en parler.