Interview

Entretien avec Christian Durieux


Christian Durieux : D’abord, Melville, j’ai vu votre intervention sur Sceneario.com;  elle m’a beaucoup touché (surtout "en marge des modes" (vous connaissez la phrase "rien qui se démode plus vite que la mode") !) Merci beaucoup, donc. Ensuite, avant de répondre, j’ai lu vos questions (c’est assez logique) : elles sont parmi les plus fines que j’ai pu recevoir. Merci encore, donc. Je vais essayer d’y répondre.

Sceneario.com : Un enchantement fait partie de la collection du Louvre. Futuropolis et les éditions du Louvre s’associent le temps d’un one shot qui a pour lieu principal de l’intrigue le musée du Louvre. Comment êtes-vous entré dans cette collection ?

Christian Durieux : Grâce à la proposition de Sébastien Gnaëdig, le directeur littéraire de Futuropolis. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps, et il a vraisemblablement pu deviner ce qui allait me faire frémir (de bonheur). Et j’ai frémi.

Sceneario.com : La collection du Louvre est une collection prestigieuse et surtout une expérience unique. Qu’avez-vous ressenti pendant la réalisation de cet album ?

Christian Durieux : Le frémissement dont je parlais. Du moins, après un court moment de timidité : côtoyer les magnifiques livres de Nicolas de Crécy ou Marc-Antoine Mathieu a d’abord provoqué un frémissement d’inquiétude. Mais j’étais très excité à l’idée de faire ce Louvre, j’avais l’impression de pouvoir y développer beaucoup de choses qui me tiennent à coeur, très ténues parfois, très intimes.

Sceneario.com : Quel travail ce projet a-t-il nécessité en amont ? Avez-vous arpenté le Louvre pendant des jours pour trouver les bons tableaux ?

Christian Durieux : Je m’y suis promené une fois d’abord, mais avec déjà des intuitions sur l’histoire future. Ce qui a été très beau pendant cette première promenade, c’est de l’avoir faite accompagné par Fabrice Douar, le délicieux garnement qui s’occupe de l’édition pour le Louvre. Je lui avais dit mes intuitions, les déambulations d’un homme politique, son errance nocturne. Fabrice a immédiatement rebondi en me rappelant que le Louvre avait abrité le ministère des finances pendant des décennies : ça m’a fait rêver et surtout, ça a apporté plus de crédibilité et d’épaisseur au personnage. Je pouvais lui donner un passé lié au Louvre, un regard différent sur le musée. Et amené une part de mélancolie : mon personnage aurait été ministre là et ferait la visite de son passé.
Ensuite, j’ai passé un été à accompagner mes enfants au cours de natation et à rêvasser à cette histoire en faisant mes longueurs à côté d’eux. A la fin de l’été, le scénario était écrit (et mes enfants avaient leur brevet, je vous rassure).
Enfin, j’y suis retourné plusieurs fois pour voir exactement les salles, faire un trajet dans les longs couloirs, choisir les endroits ou les oeuvres les plus opportuns pour développer l’histoire.

Sceneario.com : Le héros est un homme politique sur le point de quitter ses fonctions, mais il y a un autre « personnage » sur lequel j’aimerais qu’on se penche avant d’aborder celui-ci, c’est le Louvre. L’ouverture de l’album se fait sur le « Louvre musée », le personnage du politicien ne se montrant réellement qu’à la planche 6. Puis, le Louvre apparait de nouveau (sans pour autant que le « Louvre musée » ne nous ait quitté puisqu’il est le lieu même de l’intrigue) incarné en une jeune femme.

Christian Durieux : Je voulais que le début représente un peu la "pompe", le grandiose, qu’on peut associer à ces grands lieux. Cela indiquait aussi l’importance du personnage. Tout commence donc en grande pompe (j’écoutais d’ailleurs beaucoup la musique de Michael Nyman pour le film de Greenaway, "Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant", qui a cette pompe, ce côté cérémonial). Et puis, dès que le personnage s’échappe et qu’il rencontre la jeune femme, la pompe s’efface et c’est un autre musée qui apparaît, plus intime et aussi plus romanesque, plus secret. Et la jeune femme apporte cette intimité, ne fût-ce que dans la façon qu’elle a de vouloir isoler les toiles pour mieux les voir.

Sceneario.com : Juste après l’apparition de la jeune femme, le politicien sort comme de l’ombre (page 15) et à partir de ce moment le temps semble suspendu. On glisse dans un songe teinté d’un doux onirisme où les tableaux des grands maîtres son le reflet de l’introspection du héros.

Christian Durieux : Voilà. Tout à fait : on peut parcourir les salles sur la pointe des pieds, en compagnie intime des oeuvres que vous regardez, qui vous regardent. Bien sûr, j’ai essayé le plus possible de choisir des oeuvres qui puissent vraiment accompagner les personnages, même très discrètement. J’ai aussi "fondu" un peu les oeuvres dans l’ensemble, qu’elles aient une "patine" qui reflète la douceur du moment.

Sceneario.com : Cela fait déjà quelques albums, je pense à Appelle-moi Ferdinand (avec Hervé Bourhis et Christophe Conty, Futuropolis) ou Les Gens honnêtes (avec Jean-Pierre Gibrat, Glénat), et dans une certaine mesure à La Maison d’Ether (Futuropolis), que vous vous intéressez à des personnages confrontés (chacun à leur manière) au bilan de leur vie.

Christian Durieux : Oui, c’est vrai. C’est quelque chose qui m’intéresse, qui me touche, les bilans, le regard derrière l’épaule, ce qu’on fait de tout cela qu’on a vécu, savoir s’il est encore possible de changer, de composer différemment. Il y a la phrase de Léonard de Vinci (tiens, ça nous ramène au Louvre !) : "Je croyais apprendre à vivre, j’apprenais à mourir"; une façon de se mettre en face de l’idée de l’échéance pour rebondir (si besoin !), vivre fort et mieux.

Sceneario.com : A l’instar des albums cités précédemment, Un enchantement est baigné par une douce impertinence réjouissante qui vient en quelque sorte contrebalancer la « gravité » du propos. Pouvez-vous nous parler de cette approche ?

Christian Durieux : Il m’est difficile d’en parler : je crois que c’est mon mode de fonctionnement naturel. Beaucoup de mes amis disent me reconnaître dans cette forme d’esprit, dans les dialogues. Il y a une part de timidité qui s’exprime par une impertinence, disons tendre. Et puis, je crois que, simplement, j’ai un grand goût et une grande curiosité pour la vie et qu’il me semble valoir la peine de trouver la légèreté (la vraie, qui n’exclue pas la profondeur et la compassion) et le rire. J’ai un peu tendance à vivre la vie comme un jeu, un jeu sérieux mais un jeu, où le rire se mêle aux larmes.

Sceneario.com : La dimension politique, bien qu’elle soit tout en retenue, comme en filigrane, est bien présente. Ici incarnée par le héros dont rien à son sujet n’est dévoilé de façon explicite. Ses fonctions de Président de la République sont sous-entendues et son identité même ne nous est pas révélée.

Christian Durieux : Pour moi, Un enchantement est une espèce de conte, les personnages n’y ont donc pas d’identité propre. J’espère que dans l’histoire ils sont assez incarnés, parce que d’une certaine façon je les ai aimés et j’ai aimé vivre en leur compagnie pendant quelques mois, mais en même temps, ils ont une valeur symbolique, ils sont "le vieil homme politique" et "la jeune femme". Ils ont un caractère, une personnalité, mais leurs fonctions ne sont qu’un habit. Mais je louche déjà vers votre question suivante qui se rapporte à notre président; j’y cours.

Sceneario.com : Bien que son nom ne soit jamais cité, les traits du personnage principal font écho à ceux de François Mitterrand. Accepteriez-vous de nous en dire un peu plus ou préférez-vous laisser planer un voile de mystère ?

Christian Durieux : Beaucoup de gens (et au premier chef l’éditeur) m’ont fait allusion à cette ressemblance. Elle a peut-être dépassé mes véritables intentions. Je me suis en effet inspiré de Mitterrand mais, de nouveau, pour des raisons symboliques, et esthétiques : il m’a semblé qu’un chapeau noir et un manteau noir mettaient directement le personnage en place, lui donnaient une prestance. Surtout que la silhouette noire, dans cette balade nocturne, permettait de mieux "placer" le personnage. Et puis, c’est vrai, j’ai pensé à Mitterrand car je voulais un président lettré, qui ait cette stature. Mitterand représente un peu un monde qui disparaît: je crois qu’il avait dit quelque chose comme : "Vous verrez, après moi il n’y aura plus que des technocrates". Une haute opinion de soi, mais il n’avait pas tort. Il avait un grand sens du symbole (sa Roche de Solutré, ses chapeaux, la rose etc.) et ce fond-là m’intéresse, surtout dans le cadre d’un conte. Cela dit, c’est un mélange de plein de choses et Mitterand n’a jamais été ministre des finances, je ne connais ni ses goûts en matière de vin ou un intérêt particulier de sa part pour Montesquieu. Il y a beaucoup de moi dans ce monsieur (peut-être, dans quelques années, affublé d’un chapeau noir, pourrai-je donner le change ?).

Sceneario.com : Comme on l’a évoqué en début d’entretien, la mise en scène est une composante essentielle du récit. Les images par leur plan de vue et leur cadre parlent d’elles même en s’affranchissant des mots. Vous faites passer beaucoup de choses par le dessin.

Christian Durieux : Je rêvais que ce livre ait quelque chose d’un ballet. J’aime beaucoup la danse et la longueur des couloirs, l’agencement des pièces du musée, le fait que ce soit la nuit aussi, me donnaient envie de faire quelque chose où l’on puisse ressentir le silence de la nuit, de l’intimité, que les pas soient furtifs, légers. Pour laisser un peu de place au musée aussi, à son atmosphère. Il y a donc des moments qui sont pour moi des moments de danse légère dans les couloirs. Et c’est aussi un petit jeu du chat et de la souris. J’ai beaucoup réfléchi aux cadrages pour faire passer ce sentiment : il y a l’enfilement continu des salles et puis des alcôves. Et pour que les paroles des personnages "résonnent", il me fallait en contre-point des moments de déambulation, de contemplation.

Sceneario.com : Contrairement à un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée, vous ne déléguez pas la couleur à un (ou une) coloriste. Pouvez-vous nous parler de ce choix et de la place qu’occupe la couleur dans votre dessin ?

Christian Durieux : Je délègue pour Les gens honnêtes mais pour Un enchantement mon parti était de trouver la plus grande cohérence esthétique : j’allais mettre en scène ce grand et vieux musée, j’allais faire une allusion importante à la peinture de Watteau, par exemple, et il fallait que l’ensemble puisse refléter cette préoccupation. J’ai donc choisi de travailler en couleur directe, sur un papier moucheté qui puisse faire un clin d’oeil au côté doux, délicat de cette peinture et que tout, le décor, les personnages, les oeuvres évoquées, se tienne. Je veux d’ailleurs rendre hommage à Fabien Phelippot, le chef de fabrication de chez Futuro parce qu’il a fait un beau travail, difficile, pour donner au résultat le velouté que j’espérais.

Sceneario.com : Quelle est votre méthode de travail ?

Christian Durieux : Le grand plaisir, c’est le découpage, la mise en scène, donc je passe un moment dessus mais je suis assez désorganisé et me laisse en général aller à mes envies du moment : je travaille sur beaucoup de pages en même temps, passant de l’une à l’autre au gré des humeurs ; je ne découpe jamais l’album d’un coup : une fois que les grandes lignes de mon histoire sont là, je vais à l’aventure en faisant cahin caha en sorte de retomber sur mes pattes (notamment en ce qui concerne la pagination). Ici, j’ai tout de même fait d’abord les deux-trois premières pages parce qu’elles "donnaient le la".
Graphiquement, je fais un dessin assez rapide, au trait noir, je le scanne puis, sur l’ordinateur,j’atténue mon trait noir, le rendant à peine visible, j’applique une ou deux couleurs de fond et j’introduis les tableaux. j’imprime tout ça avec ma bête petite imprimante sur un paier moucheté gris-beige et je travaille dessus en couleurs directes. C’est ma petite cuisine, qui me permet d’intégrer les tableaux de façon cohérente puisqu’ils sont imprimés sur ce papier moucheté comme le reste et qu’ils peuvent donc se fondre dans l’ambiance générale.

Sceneario.com : Dans le court texte qui figure en fin d’album, on peut lire ces mots « En toute naïveté, j’aimerais faire une poésie de la bande dessinée ». Pouvez-vous nous en dire un peu d’avantage à ce sujet ?

Christian Durieux : Je crois que je suis plus fait pour l’allusif, le sous-entendu, une façon d’exprimer les sentiments, les émotions, de façon légèrement décalée, dans une forme assez courte. Et en dehors d’une "psychologie psychologisante". En ce sens, je ne suis pas vraiment dans le romanesque, les intentions sont sous-entendues et les rapports entre les gens, les événements ne sont pas dictés par une logique psychologique. Et je pense faire quelque chose qui fonctionne plus par touches que dans un flux. Pour prendre un exemple, il y a un acteur que j’ai beaucoup aimé, Jean-Pierre Léaud. Beaucoup de gens me disent "il joue faux", pour moi pas du tout, au contraire: son jeu ne répond pas à une logique habituelle (comme chez les acteurs de l’actor’s studio) mais il est vrai, il est poétique; il dit quelque chose de lui et du monde par le décalage, l’allusif, l’invention. Les rapports entre mon président et la jeune femme ne répondent pas à la logique mais pour autant j’espère qu’ils sont vrais.
Cela dit, la poésie de bande dessinée, elle existe déjà et sous des formes bien plus belles et originales que mon petit livre: toute l’oeuvre de Forest, par exemple. Et cet été, j’ai pu suivre le Pour en finir avec le cinéma de Blutch dans Libé, quelle poésie ! Je pense aussi au merveilleux Notes mésopotamiennes de François Ayroles qui est proche de grands poètes comme Michaux.

Sceneario.com : Je n’ai pas eu encore l’occasion de lire l’ensemble de vos livres, mais la poésie est au cœur de votre album Le Pont (Futuropolis) où vous faisiez également appel à la suspension du temps pour donner vie à une certaine mélancolie à la fois suave et amère.

Christian Durieux : Merci. Oui, dans Le Pont aussi on est dans l’allusif, les petites touches (au point qu’elles sont peut-être trop petites car certains n’y ont rien compris !) et c’est vrai qu’une forme de mélancolie est dans beaucoup de mes livres, plus noire dans Le Pont, plus douce et légère dans Un enchantement.

Sceneario.com : Notre entretien touche à sa fin, mais avant de conclure j’aimerais vous poser encore quelques questions. Pouvez-vous brièvement nous parler des poètes que vous aimez ?

Christian Durieux : Ils sont nombreux, mais en vrac, je suis fou d’Apollinaire (comment être si touchant et inventif en parlant de l’amour et de la guerre dans les Poèmes à Lou ?), Rimbaud, Michaux, Kenneth Withe (un grand voyageur de la terre et de l’esprit), Eluard. Il y a aussi les "romanciers poètes", Nabokov, Toussaint ou même Modiano qui suggère, enveloppe tout de mystère.
On n’a pas assez d’une vie pour tout goûter !

Sceneario.com : Etes vous un lecteur de bande dessinée ? Souhaitez-vous partager un de vos coups de cœur avec nos lecteurs ?

Christian Durieux : Oui, je reste un lecteur, un peu plus occasionnel mais passionné. Le livre de François Ayroles dont je vous parlais, à l’Association, qui est un bijou d’humour surréaliste, courtes historiettes où chaque fois en une page il crée un petit monde décalé, fin, et très drôle. J’ai relu Pachyderme, de Peeters, qui est un vrai voyage onirique fascinant: voilà une façon de prendre la main du lecteur et de tirer avec lui un fil continu surprenant; un trip.

Sceneario.com : Pouvez-vous nous glisser quelques mots sur vos projets à venir ?

Christian Durieux : J’ai entamé le troisième volet des Gens honnêtes avec Jean-Pierre Gibrat et puis j’aimerais faire un album avec Christophe Dabitch : une histoire magnifique tirée d’un fait réel, un homme à la fin du XIXe siècle, atteint d’une maladie bizarre, la dromomanie, c’est-à-dire la pulsion de la marche et du départ : il ne pouvait s’empêcher de partir, comme halluciné, et a vécu plein d’histoires rocambolesques (de partir à pied de Bordeaux jusqu’à Moscou, par exemple, où il fut pris pour un espion). Nous parlerons de ses rapports avec le psychiatre qui s’est occupé de lui. C’est passionnant et je suis impatient de m’y mettre.

Sceneario.com : Christian Durieux, merci beaucoup d’avoir passé ce moment en notre compagnie.

Christian Durieux : Merci à vous. C’est mon petit bouquin qui vous remercie de l’attention que vous lui avez porté.

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