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Interview

Entretien avec Cyril Bonin

Depuis quelques années Cyril Bonin a entamé une carrière en solo assurant les rôles de scénariste et dessinateur. Convaincu par le regard singulier que porte l’auteur dans de chacun de ses albums, nous avons eu envie de le rencontrer.

Interview dirigée par Melville et réalisée par email en août 2012.

Sceneario.com : Vous avez fait vos débuts dans la bande dessinée comme dessinateur de la série Fog scénarisée par Roger Seiter. Comment étiez-vous entré dans le projet ?

Cyril Bonin : Roger et moi nous sommes rencontrés lors d’une expo de planches d’un album collectif auquel j’avais participé (« Nique la crise »). Il cherchait un dessinateur pour un projet d’héroic fantasy et nous avons fait un essai qui (heureusement) ne trouva pas grâce aux yeux de l’éditeur. Par ailleurs, Roger avait dans ses cartons un projet de polar situé à New-York, de nos jours. Il m’en exposa les grandes lignes et je fus aussitôt séduit par l’intrigue… Hélas le cadre ne me plaisait guère : j’imaginais des gratte-ciels, de grosses bagnoles américaines, de l’action dans le style des films de Tarantino et ça n’était pas mon truc (même si j’apprécie le travail de Tarantino). Roger, connaissant ma fascination pour le Londres du XIXème siècle (que j’avais découvert par mes lectures de Conan Doyle, Dickens ou Stevenson et par quelques films) revint me voir quelques mois plus tard en me proposant de transposer son récit dans ce contexte. Je fus aussitôt emballé.

Sceneario.com : A vos débuts nourrissiez-vous déjà l’envie d’écrire vos propres histoires ?

Cyril Bonin : Lorsque j’ai rencontré Roger, j’avais commencé à développer un certain nombre de scénarii que je tentais, en vain, de placer chez les éditeurs. Lorsque nous avons envisagé de donner une suite à FOG j’ai laissé de côté mes propres projets. Très vite, dès l’écriture du second diptyque, nous nous sommes concertés afin de choisir ensemble les thèmes que nous souhaitions aborder et nous avons travaillé de cette façon sur les six autres tomes de la série. Il faut dire que le sujet m’intéressait depuis longtemps et que j’avais une large documentation sur le Londres Victorien. J’ai ainsi suggéré l’idée du vol de mémoire abordée dans les tomes 5 et 6, de la pègre Londonienne des tomes 7 et 8 ou les titres « Remember », « Wintertime » et « Au nom du fils ». Bref, l’envie d’écrire me démangeait et avec le temps, j’avais accumulé une certaine frustration. J’avoue que je n’aurais pas pu réaliser huit tomes d’une série en collaborant avec un scénariste si Roger n’avait pas été aussi ouvert à mes propositions et s’il n’y avait pas eu ces échanges entre nous.

Sceneario.com : Depuis Chambre Obscure vous cumulez les deux casquettes de scénariste et dessinateur. Quelles sont vos envies pour vos projets futurs ?

Cyril Bonin : Les quelques projets que j’avais développés avant de travailler sur FOG hantent encore mon esprit. Mon envie d’adapter La belle image date de cette époque. Par ailleurs, le quotidien, le monde qui nous entoure, ne cessent de m’inspirer et de me donner matière à réflexion. Je n’exclus pas de travailler de nouveau avec un scénariste (Roger, Frank Giroud, Laurent Galandon ou Kris – avec qui je n’ai pas encore travaillé), mais je ressens une véritable nécessité à développer mes propres histoires ou à adapter certaines œuvres littéraires dont je me sens proche (j’en ai plusieurs en vue). Les motivations peuvent être diverses : le cadre, le thème, les images suscitées… On m’a dit un jour que j’étais matérialiste et je crois que c’est vrai. Je pense d’ailleurs que c’est le cas de tout créateur car créer, c’est rendre sensible, visible, palpable, une idée, une vision… Il faut donc avoir une propension matérialiste, avoir envie que les choses existent, de leur donner corps… Le problème c’est que cela prend du temps et je crois que je mourrai avant d’avoir vu le bout de mes idées et de mes envies.

Sceneario.com : Chambre Obscure (et dans une certaine mesure La Belle image et L’Homme qui n’existait pas) est marquée par le romanesque de son récit lorgnant du côté du feuilleton populaire. Peut-on y vois comme un « héritage » de vos années passées aux côtés de Roger Seiter, qui on le sait, affectionne particulièrement ce genre ?

Cyril Bonin : En effet, Chambre Obscure s’inscrit totalement dans cette veine du feuilleton populaire. D’une part, cela correspondait à mon envie de mettre en scène une histoire proche des romans de Maurice Leblanc qui, avec ceux de Jules Verne et de Conan Doyle avaient bercé mon adolescence. Ensuite, avec FOG, nous avions creusé un processus narratif basé sur des intrigues policières : Qui est cette jeune femme amnésique ? Pourquoi Mrs Wragge a-t-elle été enlevée ?… Qui est le coupable ?… Et je me suis donc assez naturellement dirigé vers ce genre de construction. Par contre, au contraire de FOG, dont le ton était très sombre, je souhaitais réaliser un récit léger, pétillant, avec des traits d’esprit dans le style de ceux qui émaillent les aventures d’Arsène Lupin… Pas de la BD d’humour, mais une comédie. D’ailleurs, au départ, l’idée était de bâtir une intrigue autour des sentiments amoureux : Qui aime qui ?… Et cet aspect reste assez présent au final… Par contre, même si La belle image et L’homme qui n’existait pas sont des récits accessibles au grand public, je ne dirais pas qu’il s’agit de feuilletons populaires. Ils ne sont pas du tout construis sur ce mode là. Ce sont avant tout des récits intimistes, porteurs de questionnement et ils sont davantage basés sur la psychologie des personnages que sur des péripéties.

Sceneario.com : Le fantastique, latent dans Chambre Obscure, se fait beaucoup plus prégnant dans La Belle image et L’Homme qui n’existait pas, sans pour autant que vous optiez pour le récit de genre. Qu’est ce qui vous plait dans cette approche ?

Cyril Bonin : Raconter des histoires est un moyen d’explorer le réel, mais c’est aussi un moyen d’échapper au quotidien et au banal… Un moyen de rêver et de faire rêver. Au-delà de ça, le surnaturel a l’avantage de permettre un effet de loupe et d’accentuer les situations, le trait de caractère d’un personnage… et de mettre en lumière des problématiques. C’est un procédé que l’on retrouve dans plusieurs œuvres de Marcel Aymé, mais aussi de Ionesco (Rhinocéros) ou encore de Kafka (La métamorphose)… Adolescent, j’étais friand de comics américains. Bien sûr, j’étais attiré par les exploits des héros de la Marvel, mais j’étais davantage intéressé par leur psychologie. Toutefois, je suis plutôt partisan d’une utilisation parcimonieuse du surnaturel. Il me semble qu’avoir le pouvoir de voler ou de grimper aux murs, est un évènement tellement fort qu’il suffit à se poser des questions sur le monde, sur soi même et à bouleverser le quotidien. Au contraire, la surenchère de surnaturel noie le propos car si tout devient fantastique, alors plus rien ne l’est.

Sceneario.com : Que ce soit dans La Belle image et L’Homme qui n’existait pas, le fantastique est toujours inféodé à un seul des personnages et a pour rôle principal de l’isoler du monde.

Cyril Bonin : J’affectionne les récits tournant autour d’un unique personnage et développant son point de vue sur les évènements. Après tout, c’est de cette façon que nous percevons la réalité, par notre regard, notre sensibilité, notre conscience et nous ne pouvons échapper à cette subjectivité. En décrivant les événements du point de vue d’un personnage, nous pouvons nous identifier à lui et partager pleinement ses émotions. Nous sommes plongés dans l’action au lieu de rester de simples spectateurs. J’aime beaucoup la métaphore développée dans le film Dans la peau de John Malkovich qui compare le corps à un vaisseau pour les âmes. J’ai effectivement ce sentiment et dans ce vaisseau, nous sommes seuls à bord. Même entourés d’une famille et d’amis, nous sommes toujours seuls. La fiction permet d’échapper à cette condition et de devenir un autre, de s’incarner dans un autre et de vivre une autre vie. Par ailleurs, dans nos sociétés actuelles où l’on voue un culte à l’individualisme et où chacun se veut différent, ces deux récits montrent que si l’on pousse ces différences à l’extrême on court le risque de s’isoler et de se voir rejeté.

Sceneario.com : Le glissement du réel à ce qui ne l’est plus se produit rapidement en tout début d’album et pourtant on n’a aucun mal à y croire. Cela vient notamment de votre sans aigu du découpage. A quel moment intervient cette étape ? Combien de temps y consacrez-vous ?

Cyril Bonin : En fait, je cherche toujours à adapter le découpage au ton du récit. Par exemple, pour des récits intimistes comme le sont La belle image et L’homme qui n’existait pas j’ai veillé à ne pas dramatiser inutilement les cadrages, ne pas aller vers la surenchère graphique. Mais avant tout, ma narration est basée sur les dialogues. Ce sont eux qui viennent en premier dans l’écriture du découpage et qui vont structurer le récit, le rythme, la mise en scène et qui expriment la psychologie des personnages. Dans cette phase, je dois faire totalement abstraction du monde qui m’entoure pour mieux m’immerger dans l’histoire. Un personnage qui court, saute dans tous les sens, s’il n’a pas de point de vue sur ce qui lui arrive, est un personnage creux et au final, le récit sera creux. Et puis j’ai une ligne de conduite qui est de « toujours aller à l’essentiel ». A mes débuts, le travail de découpage graphique me prenait énormément de temps, parfois une journée entière pour une planche. Heureusement, avec l’expérience, j’ai beaucoup gagné en efficacité.

Sceneario.com : Séparez-vous distinctement les étapes d’écritures du scénario et de dessin des planches ?

Cyril Bonin : Je ne commence à dessiner que lorsque l’ensemble du travail d’écriture est terminé (scénario et découpage). D’ailleurs c’est assez étrange car lorsque je passe en phase de dessin, l’écriture est loin derrière et j’ai l’impression de travailler avec un scénariste. Lorsque je travaille réellement avec un scénariste, je tendance à tirer le récit vers moi, à changer légèrement le découpage d’une planche, les cadrages (d’ailleurs, je demande toujours à avoir le moins d’indications possible)… Par contre, lorsque je travaille seul, même s’il y a parfois des moments de doute où je ne peux compter que sur moi même, je me coule dans le récit comme dans un moule. De fait, il y a une plus grande cohésion du rapport texte/image dans mes albums solo car le dessin est pensé à l’écriture.

Sceneario.com : Votre style graphique est aisément reconnaissable. Travaillez-vous en ce sens ou est-ce « naturel » ?

Cyril Bonin : J’ai du mal à être objectif sur mon propre graphisme. Je sais qu’il est particulier car on me le dit souvent, mais je ne le vois pas ainsi. Le registre général dans lequel j’évolue est « semi-réaliste ». J’ai une tendance naturelle à aller vers des personnages élancés, émaciés, anguleux… par goût esthétique. Pourtant, à chaque nouvel album, j’expérimente une approche légèrement différente. Tantôt plus réaliste ou plus caricaturale, tantôt au feutre, au pinceau ou directement au crayon. Mon but étant toujours de servir au mieux le récit, l’ambiance et les personnages. Malgré tout, il semble que mon dessin reste identifiable, comme une écriture… et cet aspect m’échappe totalement. A vrai dire, j’évite même de l’analyser de peur de fausser le « naturel ».

Sceneario.com : Vous êtes également votre propre coloriste, pourquoi ce choix de ne pas déléguer cette étape ?

Cyril Bonin : A mes yeux, si un album est en couleur, alors la couleur fait partie intégrante du processus créatif. Si je déléguais cette étape à un coloriste, j’aurais un peu l’impression d’abandonner le navire. Même si l’approche d’un coloriste peut être un enrichissement pour l’album, apporter une ambiance nouvelle, des accords colorés inédits, je sais qu’au bout du compte j’aurais des regrets et une frustration…

Sceneario.com : Quelle est votre technique de mise en couleur ?

Cyril Bonin : Je privilégie avant tout l’ambiance. J’imagine que la scène est baignée d’une certaine lumière et que cette lumière va imprégner tous les objets. Puis, je mets en place quelques plages de couleurs en contrepoint avec cette ambiance générale. Cette approche est particulièrement visible dans L’homme qui n’existait pas où la transparence du personnage est évoquée par une couleur bleue alors qu’il évolue dans des décors de teintes chaudes. Depuis le tome 7 de FOG, je réalise mes couleurs sur Photoshop. Mais même lorsque je travaillais sur bleus manuellement, au pinceau et à l’aérographe, je traitais mes couleurs en aplats, dans une gamme limitée. En passant au numérique, mon approche est restée la même et Photoshop s’y prête très bien. Le piège avec le numérique, c’est que l’on peut tout contrôler. Par exemple, grâce aux outils de sélection et de zoom, on peut aller vers un tel niveau de précision que la couleur ne débordera pas du trait. Mais je me suis assez vite rendu compte que les images perdaient ainsi en dynamisme, en spontanéité. Il y manque les accidents graphiques qui créent une vibration et rendent les images vivantes. C’est pourquoi, depuis Chambre Obscure, je cultive l’imprécision, je laisse déborder la couleur hors du trait dans les arrières plans.

Sceneario.com : Dans L’Homme qui n’existait pas, Léonid Miller est cinéphile. Etes-vous vous-même amateur de cinéma ? Partagez-vous les goûts de votre personnage ?

Cyril Bonin : ARGH… me voilà démasqué : je suis effectivement cinéphile. En fait L’homme qui n’existait pas est mon album le plus personnel à ce jour et je partage effectivement les goûts de mon personnage. Les films que voit Léonid Miller et dont je parle dans l’album, La mort aux trousses, Singin in the rain ou La vie est belle de Capra sont emblématiques de la cinéphilie et font partie de mon panthéon personnel avec L’affaire Thomas Crown, L’aventure de Mme Muir, Laura et bien d’autres… Ma bibliothèque ressemble à celle de mon personnage (avec une prédilection pour les ouvrages de Patrick Brion) et comme lui La garçonnière de Billy Wilder est mon film préféré. Mais je ne suis pas un cinéphile qui vise à l’exhaustivité. Je ne cherche pas à voir « tous les films ». J’ai une prédilection pour le cinéma Hollywoodien des années 30 jusqu’aux années 60, sans oublier les films de Truffaut, Max Ophüls ou de cinéastes contemporains comme Wes Anderson, Tim Burton, Woody Allen ou Wong Kar-Wai… En réalité, le monde du cinéma me fascine : les films en eux même, les intentions des réalisateurs, les thèmes abordés, la manière de tourner… Le travail d’acteur, qui consiste à endosser une autre personnalité, à exprimer des sentiments qui ne sont pas les siens propres, ne cesse de m’interroger. Et puis, un réalisateur a dit un jour que « Le cinéma est fait pour montrer que la vie est mieux que le cinéma », ce qui s’applique à toutes les formes de création, y compris la bande dessinée. Ce paradoxe n’est pas pour me déplaire et c’est un peu de cela dont parle L’homme qui n’existait pas. En tout cas, si je suis heureux d’avoir pu me plonger dans cet univers à travers cet album et d’y avoir entraîné les lecteurs, j’ai le sentiment de ne pas avoir tout dit et l’envie est grande d’en réaliser une suite.

Sceneario.com : On l’a vue avec La Belle image, la littérature est une source d’inspiration. Est-ce également le cas pour le cinéma, la bande dessinée ?

Cyril Bonin : La littérature m’inspire dans le sens où j’ai envie de mettre des images sur les textes que j’ai aimés. Le cinéma m’inspire par ses cadrages et tout le processus narratif mis en jeu (découpage, rythme, ellipse…) La bande dessinée m’inspire quand je vois de beaux albums, réalisés par des auteurs de talent comme LAX, PRADO, DE CRECY, MOEBIUS, TOPPI, BRECCIA, BEZIAN… car ils me donnent envie de continuer. Mais ma principale source d’inspiration, c’est LA VIE. Elle me donne l’envie de traiter de certains thèmes (comme l’impression de ne plus exister de Leonid Miller), elle me montre des ambiances colorées d’une force difficile à atteindre, des situations nouvelles et des personnages aux caractères ou aux physionomies inédites. En réalité, être auteur (de BD ou de n’importe quoi), c’est être une terre en jachère où tout pousse et prend racine. On dit que l’aventure est au coin de la rue et je crois qu’il suffit de regarder autour de soi.…

Sceneario.com : Avez-vous un nouveau projet en cours ? Accepteriez-vous de nous en dire quelques mots ?

Cyril Bonin : J’ai effectivement un projet en cours et dont je suis en train de dessiner les pages, mais il est TOP-SECRET. C’est un projet que j’ai écrit et que je porte depuis plusieurs années. J’ai dû le remanier de nombreuses fois (il doit exister au moins 20 versions différentes du scénario) avant de trouver la bonne approche du sujet. Il s’agit du projet le plus ambitieux que j’ai réalisé jusqu’à présent. Il paraîtra chez Futuropolis, avant la fin 2013 si tout va bien.

Blog de Cyril Bonin : www.cyrilbonin.blogspot.fr

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