Interview
Entretien avec Jean-Marie Minguez
SCENEARIO.COM: Bonjour Jean-Marie… On s’est rencontré au temps de Sémic, avec ces collaborations avec Christophe Malgrain, sur Zembla etc. comment s’est ensuite enchaîné pour toi le passage à l’album ? Des rencontres ?
Jean-Marie MINGUEZ: Oui, tout s’est passé par le biais des rencontres.
A l’époque j’étais déjà en contact avec certains auteurs Chez Nucléa puis chez Soleil et des projets étaient plus ou moins en chantier, en même temps que la grande époque de la Semic team… J’avais rencontré Jean-Luc Istin sur un festival du côté de Nice, il avait bien accroché à mon style.
Et puis il a lancé la collection des Contes du Korrigan, des albums collectifs avec des histoires courtes, des contes basés sur les légendes bretonnes, région où j’habitais à l\’époque… Cela me paru une bonne opportunité pour me lancer.
J’avais donc essayé quelques croquis à base de "petit peuple" et autres "lutineries"… Istin les a vu, il a beaucoup aimé et m’a proposé de m’écrire une série sur mesure.
Le Grimoire de Féerie était en train de naitre, Mourad Boudjellal a dit OK tout de suite pour le projet ! C’était partit, et c’etait très loin de ce que je produisais 3 mois avant ou même pour Semic.
SCENEARIO.COM: On avait l’impression à cette époque que cette "ambiance Sémic" servait un peu de "formation" pour la suite. On pouvait expérimenter des choses, partager des projets, c’était stimulant, j’ai l’impression que cette énergie, à ce moment donné, a été cruciale.
Jean-Marie MINGUEZ: Absolument !
Il y avait une vrai énergie positive, une véritable émulation, même si je ne faisais personnellement pas forcément partie du noyau dur. J’étais plutôt un électron libre qui apparaissait de temps en temps, cela fut très bénéfique à plein de niveaux, surtout sur le plan amical, et évidemment professionnel.
Graphiquement, ça a ouvert des portes, notamment à titre personnel, comme ces collaborations avec Chris Malgrain… A tel point qu nous avons inventé un terme pour appeler nos collaborations : les Malguezeries ! D’ailleurs, il nous arrive encore d’en commettre ! 🙂
SCENEARIO.COM: Mais est-ce que ce passage du format Pocket au format album a changé ta façon de travailler ?
Jean-Marie MINGUEZ: Pas vraiment en fait.
Pour les pockets je dessinais sur un format A3 (sauf la toute première histoire que j’avais dessiné en A4), et pour le Grimoire de Féerie, je devais être en 38×50 environs. C’est plus grand, certes, mais pas tant que ça… C’est plus le récit qui m’a fait changer de technique.
Dans les pockets, traditionnellement, les histoires étaient encrées, en noir et blanc. Dans le Grimoire de Féerie, tout était au crayon, et la couleur numérique venait directement sur les crayonnés en conservant les niveaux de gris.
Graphiquement, cela a donné en effet quelque chose de radicalement différent de ce que je faisais avant. Et à ma grande surprise, je me sentais réellement à l’aise dans ce style plus cartoon et acidulé alors que c’était réellement à des années lumière de ce que j’avais pour habitude de lire, comme les comics mainstream.
SCENEARIO.COM: En voyant Exil, qui a un propos réellement très engagé, je me suis demandé si dès tes débuts dans le « franco belge » tu avais déjà des envies de projets aussi intenses ?
Jean-Marie MINGUEZ: De mon point de vue Exil est engagé par le thème, mais je ne me suis pas personnellement senti engagé en le faisant. Nous avons simplement raconté l’histoire d’un espagnol parmi plein d’autres à l’époque, qui se trouve être mon grand-père, mais tout n’est pas blanc ou noir dans ce récit. Des bonnes et des mauvaises choses sont commises par les deux camps, et nous souhaitions quand même rester un peu objectif vis-à-vis de cela.
Pour ce qui est de mes envies, ce n’était pas forcément dans mes idées ou envies de raconter ce genre de récit au début de ma carrière. Je voulais surtout dessiner, et essayer de vivre de mon dessin parce que c’est ce que j’aimais faire par dessus tout.
D’ailleurs, quand ma grand mère m’a raconté l’histoire familiale, sur le coup, je ne me suis pas dis "Tiens, ça ferait un bon sujet pour une BD!". J’ai un pris le truc en pleine poire et gardé cela dans un coin de ma tête. Il a fallu un peu de temps et de digestion pour en venir à cette idée.
SCENEARIO.COM: J’imagine.
D’ailleurs c’est intéressant de voir le nombre de projets qui pointent le bout du nez sur ce sujet depuis quelques mois. Une prise de conscience différente ? Une volonté de réhabiliter une histoire ?
Jean-Marie MINGUEZ: A la base, notre album aurait dû sortir à l’horizon 2009-2010. Et pour des raisons que je ne développerais pas ici, il a dû être mis en stand-by pendant presque trois ans. Du coup, la coïncidence de la sortie d’Exil avec les autres albums parus récemment, n’aurait à priori, pas dû avoir lieu.
Par contre, ce qui est vrai, c’est que c’est une histoire de générations. Nos grand parents sont de la génération qui a vécu ces événements. Ils ont été d’une certaine manière élevés dans la culture du silence. Il ne fallait pas en parler, à peine l\’évoquer.
Nous, les petits-enfants, souhaitons mettre en avant ce qu’ont vécu nos aïeuls, pour plusieurs raisons. D’abord pour un simple devoir de mémoire. Les gens doivent savoir ce qui s’est passé à deux pas de chez eux et qui a été passé sous silence pendant des dizaines d’années. Ensuite, parce qu’il suffit de regarder l’actualité pour se rendre compte que certaines choses qui se passent aujourd\’hui font étonnamment écho à cette période du premier quart du XX° siècle.
L’idée c’est aussi de dire : "Regardez, ça s’est passé il y a moins de cent ans, et on est en train de refaire les mêmes erreurs, ouvrons les yeux !"
SCENEARIO.COM: C’est vrai que c’est important de bien montrer que sous le vernis officiel se tramaient des choses quand même assez dramatiques, avec des familles qui en ont payé le prix fort !
C’est de cette tendance que je parlais, en effet, ce sentiments que tout ça n’est finalement pas si loin, mais qu’en plus les enfants ont envie de parler de cette "horreur" tue depuis trop longtemps.
Jean-Marie MINGUEZ: C’est exactement ça. L’être humain est une bestiole amnésique… Il est bon de lui rafraîchir la mémoire régulièrement… 🙂
SCENEARIO.COM: Personnellement, peut-être naïvement, je n’avais que très peu entendu parler de cet exode. Et ce qui est intéressant dans ces différentes approches c’est que l’accent est bien plus mis sur le vécu des personnes impliquées, bien plus que sur la "réalité historique" qui n’apparait qu’en filigranes !
Comment s’est donc pensé cette aventure ? La rencontre avec Henri Fabuel et ton implication dans le scénario ?
Jean-Marie MINGUEZ: L’histoire étant basée sur la chronologie vécue par mon grand père, nous voulions porter l\’accent sur l’aventure humaine. Nous ne voulions pas faire un livre d’histoire.
J’ai rencontré Henri Fabuel sur un festival BD… En discutant nous nous sommes rendus compte que sa famille avait vécu à la même époque, les mêmes événements.
Il m’a expliqué alors qu’il avait déjà en projet un récit de ce genre avec un autre dessinateur, mais ce dernier semblait avoir des difficultés à avancer. Du coup, ils en ont discuté ensemble, de leur côté, puis se sont mis d’accord sur le fait que j’allais reprendre le dessin.
Henri a alors voulu entremêler les deux récits familiaux. Nous avons commencé à monter le projet pour le présenter à plusieurs éditeurs, sans succès. Et puis un jour, après une discussion entre nous, il a décidé de concentrer le récit uniquement sur l’histoire de ma famille. Puisque j’allais le dessiner, il fallait que je me sente particulièrement impliqué.
Après de nouvelles planches d’essai (je ne sais même plus combien j’en ai fait), Glénat nous a proposé la collection Intégra chez Vents d’Ouest, des albums à forte pagination en noir et blanc. A partir de là, le cadre était posé, et nous avons finalement signé assez rapidement ensuite.
Curieusement, je n’ai pas du tout ressenti le côté noir et blanc comme une contrainte, mais plutôt comme un défi à relever ! Et je ne parle même pas des 94 pages de BD, qui à l\’époque me semblaient être l’Everest !!
SCENEARIO.COM: Mais bon, c’est un grand écart aussi entre tes albums "féériques" et cette histoire très réaliste. Le côté très documenté (j’imagine) n’a t il pas été trop lourd à la longue ?
Jean-Marie MINGUEZ: La documentation a surtout été chargée sur le plan iconographique. Savoir comment les gens étaient habillés, comment étaient les véhicules, etc. Après, l’idée était de donner une indication d’époque, mais pas d’être hyper précis sur le nombre de boutons de la veste du gendarme au fond à gauche… Si tu vois ce que je veux dire… Encore une fois, on ne vouait pas faire un livre d’histoire hyper réaliste, hyper exact.
Il a parfois été assez compliqué de trouver de la documentation d’ailleurs. Peu de photos, ou de mauvaise qualité.
Surtout pour le paysage en Andalousie, il y a quelques photos contemporaines que j’ai essayé de fondre dans l’imagerie de l’époque… Simplement parce qu’en Andalousie en 1940, il ne devait pas y avoir beaucoup d’appareils photos…
SCENEARIO.COM: J’imagine que du côté familial il devait aussi y avoir pas mal de photos (comme on le voit dans l’album).
Jean-Marie MINGUEZ: Justement, assez peu finalement… Ma famille n’étant pas fortunée, les photos rares et chères, il y en avait assez peu. Et souvent plus sur les personnes que sur les lieux. De plus, à l’époque quand les gens se faisaient prendre en photo, c’est surtout en costumes du dimanche… Du coup, pour les vêtements de tous les jours, il a fallu improviser un peu.
Mais encore une fois, l’important était de donner au lecteur l’impression que ça se passe au bon endroit, au bon moment… Et je pense que le noir et blanc va pas mal dans ce sens…
SCENEARIO.COM: Oui, de toute façon on sent bien aussi qu’on n’est pas dans une ambiance ultra réaliste, mais bien plus dans un récit de vie ! Et je trouve aussi que le noir et blanc rajoute un côté "vieux instantanés" d’époque.
Mais comme je le disais plus haut, la transition entre Fantasy et Realisme s’est-il passé sans complication ?
Jean-Marie MINGUEZ: Au début, ça n’a pas été simple, en effet. C’est d\’ailleurs sans doute pour cela que j’ai fait autant de pages d’essai, autant de versions et qu’on a mis un an et demi à signer l’album.
Il fallait trouver la bonne alchimie graphique, et c’est le noir et blanc qui a tout déclenché. J’ai opté pour un encrage numérique, et un lavis de gris en tradi sur des impressions. Et cela a donné une vrai force au graphisme, que je n’avais pas avant cela…
Pour moi qui n’utilisais quasiment pas le pinceau avant cela, et encore moins l’aquarelle, faire du lavis sur des pages de BD, c’était le grand saut vers l’inconnu !!
SCENEARIO.COM: Un encrage numérique ? C’est incroyable, ça ne se voit absolument pas !
Jean-Marie MINGUEZ: Manga Studio est un logiciel magique !!
SCENEARIO.COM: Du coup, à part tes lavis il n’y a plus d\’originaux, c’est ça ?
Jean-Marie MINGUEZ: Si, il y a les crayonnés qui sont sur papier, mais ce sont des crayonnés dispersés sur des feuilles "volantes" et je recompose ma narration en numérique à partir de mon story-board… Et ce jusqu’à la page 60, ensuite c’est du 100% numérique, même le lavis…
SCENEARIO.COM: "L’illusion" est vraiment parfaite, franchement c\’est bluffant !
Jean-Marie MINGUEZ: Merci 🙂
SCENEARIO.COM: Sens-tu qu’il y a une "mutation" du travail de l’artiste avec des outils comme les Cintiq ou Manga Studio ? Dans le rapport à la planche, au support, à l’erreur ! J’entends de plus en plus parler de travail optimisé, par exemple, du retour à une approche plus intuitive…
Jean-Marie MINGUEZ: Eh bien c’est certain que la commande "Annuler" a modifié pas mal d’habitudes !! Pouvoir retoucher, modifier, revenir, effacer à l\’infini, ça ouvre des perspectives. On s’autorise d’aller plus loin dans certains rendus, simplement parce que l’outil est plus souple.
A titre personnel, Manga Studio m’a permis d’encrer mes planches avec un rendu qui me satisfait. Avant cela avec des outils traditionnels j’étais laborieux, frustré et je finissais par bâcler. Et finalement, aujourd’hui, je travaille mes planches entièrement en numérique.
Par contre à côté de cela, je fais des illustrations presque entièrement en traditionnel.
Le crayonné est parfois en numérique pour la souplesse de la modification, mais le rendu final est à l\’encre et à l’aquarelle. Ca fait du bien de se faire peur parfois… 🙂
De plus, les techniques se nourrissent l’une de l\’autre. C’est parce que je commence à connaitre un peu mieux l’aquarelle que j’arrive à mieux l’imiter en numérique. C’est aussi parce que je suis à l’aise à numérique que je peux aussi aller plus à l’essentiel en traditionnel, mieux appréhender à l’avance le rendu final, dans une certaine mesure.
Pour ce qui est des originaux, si on veut aborder le potentiel manque à gagner, j’en ai personnellement vendu assez peu depuis mes débuts, du coup, je ne ressens pas trop ce manque. Et comme je ne passe pas non plus mes journées à admirer mes propres productions, l’absence d’originaux n’a pas une grande portée à mon niveau.
SCENEARIO.COM: Du coup, c’est en travaillant sur Exil que tu es passé progressivement au 100 % numérique c’est ça ?
Jean-Marie MINGUEZ: Déjà un peu avant, avec certaines illustrations et aussi sur la dernière dizaine de pages de Carabosse t2.
Mais c’est certain qu’un Cintiq’ grand format ça facilite encore un peu plus le travail en numérique. De même que les logiciels sont aussi plus dynamiques, plus souples, comme Manga Studio 5 qui permet de faire des illustrations en couleurs sans même changer de logiciel… Bref, faut vivre avec son temps…
SCENEARIO.COM: D’ailleurs pour revenir à Exil, brièvement, quelles ont été les réactions de tes proches en découvrant cette retranscriptions ?
Jean-Marie MINGUEZ: Je sais que mon frère a versé une larmichette en le feuilletant la première fois, mais c’est sans doute en voyant les photos des grands parents… Ma maman l’a savouré, elle a pris le temps de le lire, doucement…
SCENEARIO.COM: Et donc cette collaboration sur Exil t’a t elle donné d’autres envies de collaboration de ce genre ? Où vas-tu revenir à des mondes féériques dans la foulée ?
Jean-Marie MINGUEZ: Je n’ai pas spécialement envie de revenir vers de la Féerie.
Après si le projet est chouette, pourquoi pas, mais je n’y irais pas forcément de moi-même…
Mon travail sur Exil m’a montré que le projet a du sens, qu’il raconte quelque chose de fort, il a une plus grande portée auprès des lecteurs. Mais il n’est pas forcément facile de travailler sur ce genre de projet à chaque fois, car c’est quand même épuisant.
A l’heure actuelle je travaille sur deux projets dont je ne peux pas dire grand chose pour le moment, avec deux scénaristes différents…
Depuis la sortie d’Exil, j’ai dessiné 6 pages pour science et vie Junior HS du mois d’août, et j’ai illustrée un calendrier institutionnel mêlant handicap et super-héros ! De l’alimentaire plutôt sympa quand même !
SCENEARIO.COM: C’est sympa ces à côté, moins intense qu’un album, ca te permet d’expérimenter des choses ?
Jean-Marie MINGUEZ: Oui, absolument ! A côté de la BD, je fais notamment de l’illustration de jeux de société. Le dernier est sorti à la rentrée de septembre , "Le fantôme de l’Opera" de Bruno Cathala et Ludovic Maublanc, chez Hurrican…
SCENEARIO.COM: Juste avant de conclure cette interview, je sais que tu es un lecteur de BD. Quels sont tes coups de cœur récents (US comme FB ou autres) ?
Jean-Marie MINGUEZ: Je lis assez peu de BD de manière générale, faute de temps, à vrai dire… Mais s’il y a une album paru il y a assez peu de temps de ça que je dois retenir, ce serait une BD en provenance des Etats Unis !
« Joe, l’aventure intérieure » (Joe the barbarian en VO) publié en France chez Urban ! Ca parle d’un adolescent diabétique qui lors d’une crise d’hypoglycémie va vivre une aventure totalement fantastique au milieu de ses hallucinations causées par l’hypoglycémie, justement !
C’est dessiné par Sean Murphy, et son dessin me met totalement en transe, une vraie claque graphique ! Est paru en France également du même dessinateur « Punk Rock Jesus », publié en VO chez Vertigo !
SCENEARIO.COM: Un conseil très avisé, en tout cas. Murphy est en effet un auteur très intéressant, à suivre absolument.
Je te remercie pour ce très agréable échange, Jean-Marie et on espère tous te relire très bientôt 😉
Jean-Marie MINGUEZ: Merci à toi aussi 😉
A très bientôt !