Interview
Entretien avec Mezzo et Pirus
Interview dirigée et réalisée par Melville au festival d’Angoulême 2013
Sceneario.com : Vous travaillez ensemble depuis longtemps, existe-t-il une certaine porosité entre les rôles de scénariste et dessinateur ?
Pirus : A la base c’est plutôt strict, un peu à la Alan Moore : je conçois les dialogues et le découpage, case par case, plan par plan. Ensuite on voit avec Mezzo pour le crayonné. Je lui explique ma vision des choses, si on sent que quelque chose ne va pas bien on change. Souvent je propose deux solutions et on choisit la meilleure. Mezzo crayonne, puis on revoit le crayonné ensemble et c’est à ce moment qu’on décide si la vision première est maintenue ou si elle doit être affinée. Mezzo encre, on refait le point. Et ainsi de suite. Ce que je souhaite c’est être au plus proche de l’idée première.
Mezzo : Strict, mais la contrainte a du bon. Mon travail consiste à rendre physiques les pensées des personnages. Un peu comme un acteur, et pour tous les rôles. Les intentions de Michel sont très précises et arrêtées mais il arrive que le dessin relance quelque chose qui puisse modifier une idée par la suite, même si cela reste rare. Le fait qu’on se connaisse bien facilite la cohérence de nos univers.
Sceneario.com : Pouvez-vous nous parler davantage de vos rôles respectifs, de la façon dont vous les concevez ?
Mezzo : Avec le travail précis de Michel en amont, je garde toute mon énergie pour le dessin. Mon trait est assez réaliste et doit exprimer le moindre sentiment, mais en même temps il ne doit jamais être sur- expressif. Il est nécessaire qu’il prenne une certaine distance pour que les mots de Michel gardent leur impact. C’est pourquoi mes personnages sont toujours assez figés, genre soldats de plomb, parfois hiératique. Le geste est souvent minimaliste. Ici, la caricature est mon ennemie. La lisibilité mon but sans oublier l’esthétisme, bien sur.
Pirus : Pour moi la bande dessinée c’est le langage du texte et de l’image. C’est ainsi que je conçois ma première écriture. Ensuite la deuxième écriture est celle littéraire, c’est ce que je mets dans les bulles. Comme à chaque fois il y ce petit pavé de texte, je sais que l’encombrement doit faire au minimum une ligne, au maximum six (une fois j’ai dû en faire sept). Donc quand je travaille dans Word, cela me limite. Je dirais même que l’encombrement des pavés de texte conditionne le style littéraire. Il faut que je sache précisément ce que sera le dessin de la case suivante pour que le texte soit relancé par ce dessin.
Sceneario.com : Vous disiez ne pas apprécier la sur-expressivité du dessin en bande dessinée, que pensez-vous du manga par exemple ?
Pirus : Je suis proche de ce que dit Mezzo, mais parfois je me dis « attention il n’y pas de règle ». Pour le manga, le style est basé sur l’exagération, Mais soyons clair, ça n’irait pas du tout pour ce qu’on fait.
Mezzo : Le scénario conditionne le style. Et Le Roi des mouches ne pouvait pas être traité comme un manga. Pour moi le dessin est en fait une forme d’adaptation. Il est là pour étayer un texte, pour le mettre en relief. Un autre scénario appellera probablement un trait différent. Les dessins de certains mangas sont souvent exactement à leur place.
Sceneario.com : Quel regard portez-vous sur l’évolution de ce fonctionnement ?
Pirus : Au début du Roi des mouches je pense qu’il y avait un aspect assez redondant entre scénario et dessin. Blutch avait fait des lectures à Angoulême et il avait choisi un de nos textes du tome 1. La lecture se passait totalement du dessin. Dans le tome 3 c’est devenu impossible : le dessin a un rôle informatif beaucoup plus important. On lit quelque chose dans le pavé de texte et il faut ensuite bien se concentrer sur le dessin qui permet de relancer vers le deuxième pavé de texte. C’est pour ça que le troisième tome peut paraître un peu plus disloqué, c’est une lecture qui demande plus de concentration.
Sceneario.com : Dans le troisième tome vous repoussez vos propres limites. Je pense notamment aux audaces formelles de l’écriture.
Pirus : Dans le tome 3 j’ai fait davantage attention à la personnalisation de chacun des langages. La façon de parler d’Eric est presque télégraphique par moments, très hachée avec une espèce de vitesse et d’urgence dans la volonté d’exprimer les choses, mais elle peut être traversée de fulgurances lyriques. Ce que je recherche, c’est l’énergie des mots. Je pense que le frottement des mots par l’association de mots qui ne vont pas naturellement ensemble produit de l’énergie. Le Roi des mouches c’est une énergie noire, négative, du texte compensée par un côté sensuel du dessin. Plus le texte devenait noir et plus j’insistais auprès de Mezzo pour qu’il fasse des personnages « clairs ».
Mezzo : D’un dessin très clair-obscur dans le 1er tome le trait est devenu plus « ligne claire » plus Pop-Art. C’est sûrement un chemin naturel dans le dessin d’élaguer les noirs, de synthétiser. Beaucoup de dessinateurs évoluent vers le dépouillement, mais dans le cas du Roi… c’était nécessaire. L’aspect extérieur « plastic neutre » des personnages ne devait pas trahir leurs pensées sombres ; un jeu de masques comme le sont souvent les rapports humains.
Pirus : Les personnages ont presque comme une candeur. Eric par exemple, je le vois comme une icône pop. Les chanteurs pop ont souvent des belles têtes mais ils chantent des choses noires, amères.
Mezzo : …des fois c’est l’inverse…
Sceneario.com : La musique pop occupe une place dans Le Roi des mouches, notamment dans le deuxième tome où elle est beaucoup citée.
Pirus : Quand on voit la carrière des artistes, au début ils ont des chansons malgré tout un peu simples, et puis au fur et à mesure on sent bien que leur musique est moins coulée, plus disloquée. Au bout d’un moment je pense que les artistes essaient toujours de sortir du terrain, du pré dans lequel ils ont commencé à grandir pour aller vers quelque chose de plus risqué. Et c’est un peu ce qu’on à fait dans le troisième tome.
Sceneario.com : Si on regarde vos albums depuis vos débuts avec Deux tueurs, Un monde étrange, Mickey Mickey, puis Les Désarmés et aujourd’hui Le Roi des mouches, vous êtes progressivement sorti du récit de genre.
Mezzo : Le « genre » est comme un filet de sécurité, rassurant. Chacun en détient au moins quelques codes. Ne pas se bloquer avec des codes prédéfinis est ce vers quoi nous souhaitions aller. Et nous avons eu envie de nous rapprocher du monde qui nous entoure.
Pirus : Plus ça va et plus l’idée d’une histoire m’embête. Dans Le Roi des mouches il y a une histoire, on ne va pas dire le contraire, mais l’intrigue n’est plus qu’un prétexte à faire vivre les personnages. Elle est placée en retrait, ce qui m’intéresse c’est la pulsion des personnages, ce qu’ils vivent au moment où ils le vivent. Il faut que le lecteur ressente ça. Je pense qu’il sort pas mal de ce qu’on à fait précédemment, parce qu’on n’est jamais extérieur à ce que les personnages ressassent.
Sceneario.com : C’est également le cas de la violence, qui passe de la violence codifiée du polar à quelque chose de beaucoup plus sourd, presque insidieux par moments dans Le Roi des mouches.
Mezzo : La violence des Désarmés ou de Deux tueurs est libératrice, très physique. Dans Le Roi des mouches, elle est beaucoup plus sourde parce qu’elle est intériorisée. Beaucoup d’entre nous possèdent cette violence. Chacun peut se retrouver dans l’un ou l’autre des personnages. Enfin en partie bien sûr.
Pirus : C’est vrai que Le Roi des mouches est très violent.
Sceneario.com : Sauf peut-être quand le récit renoue avec le « genre ».
Pirus : Effectivement on quitte l’amertume des personnages pour un bref retour à la série B.
Sceneario.com : Le Roi des mouches est un récit, on aura l’occasion d’y revenir, dont la construction emprunte aussi bien à la modernité qu’à une certaine forme plus classique. La modernité et l’expérimentation sont comme contenues dans le récit.
Pirus : Oui, c’est exactement ça. En rock ce serait des groupes comme Captain Beefheart, des groupes à cheval entre le rock classique et l’expérimentation musicale, enfin surtout au début. J’essaie d’aller à la limite du compréhensible pour le lecteur tout en me disant qu’il faut qu’il tienne. Tout ne tient plus qu’à un fil, mais ce fil ne doit pas lâcher. Je me rends compte que les choses qui m’intéressent en art sont les œuvres à la limite.
Mezzo : Le dessin finalement assez « classique » reste sur ses rails et permet au scénario de s’en éloigner. Un dessin réaliste qui décrit des choses qui ne le sont pas peut donner de la crédibilité au récit.
Sceneario.com : Vous parliez d’amertume des personnages. C’est un sentiment très présent qui témoigne d’un regard plutôt septique sur le monde contemporain.
Pirus : Oui, c’est vrai qu’il y a un scepticisme. Pour moi c’est important avant tout de partir du réel, même si après on peut en sortir. Ce que je voulais faire c’est en quelque sorte une bande dessinée d’aujourd’hui : avec des gens, des voitures, des décors d’aujourd’hui. Je souhaitais scanner le monde actuel, même s’il n’est en réalité pas aussi noir. Mais un artiste est toujours obligé de forcer le trait pour donner de l’ampleur. La vibration littéraire part de cette énergie négative, qui si elle n’était pas là, je pense que le récit ne serait pas aussi excitant à lire.
Mezzo : D’un point de vue graphique, décrire le monde moderne, que la mémoire, l’affectif n’a pas encore digéré est un défi. Les objets modernes – vêtements, voiture, architecture -, n’ont pas encore la fonction rassurante qu’ont ceux des années 60 par exemple qui sont devenus pour la plus part des repères communs et confortables. Ce qui est nouveau est forcément perçu avec scepticisme. Il vous permet de prendre le temps de réfléchir sur les événements. Il vous aide à « encaisser » le monde contemporain. De ralentir pour observer. Il m’a aidé à trouver un intérêt graphique dans tous ces objets sans attrait immédiat et leur donner une histoire.
Sceneario.com : Il y aussi une violence du dessin, je pense notamment aux scènes de sexe où, ce qu’on voit finalement assez peu en bande dessinée, tous les sexes sont dessinés avec un refus d’érotisation pour le lecteur.
Mezzo : Effectivement, Mon trait est naturellement agressif et charnel et j’espère électrique, mais aussi bien dans ce qu’écrit Michel, que dans mon dessin, on essaie d’éviter la complaisance. Si jamais une scène érotique est dérangeante c’est qu’elle renseigne sur les personnages. Trop d’érotisme gratuit éloignerai le lecteur du sens premier du scénario. Ce n’est pas le propos du roi des mouches. Choquer sans être gratuit est nécessaire pour donner du relief. Mais certains lecteur y trouverons des moments sexy, pourquoi pas ?.
Sceneario.com : Vous portez un regard assez distancié envers vos personnages, presque entomologiste parfois.
Pirus : Ce qui est bizarre avec cette bande dessinée, c’est que finalement tout ça est assez flottant, comme un road-movie qui ferait du surplace ou qui tournerait en rond. Et malgré tout on reste intéressé.
Mezzo : C’est du pur voyeurisme : Voir à travers une loupe sans être vu. En toute sécurité.
Pirus : J’aime assez cette idée que celui qui lit se croit le seul et unique témoin de tout ça. Je pense que tout lecteur ressent ça.
Sceneario.com : A certains égards le lecteur se sent, plus que voyeur, « témoin forcé », comme pris en otage par le récit.
Mezzo : Certaines personnes ont même parlé d’addiction. Malgré les mauvais sentiments et la méchanceté, elles se sentaient prises dans un engrenage, comme fascinées. Les bons sentiments sont souvent un masque et la méchanceté parfois libératrice. Si la lecture du roi des mouches procure un sentiment jubilatoire, c’est plutôt bien.
Pirus : Je pense qu’il y a aussi un côté confessionnal noir dans Le Roi des mouches. Vous seriez comme à la place du prêtre, mais en même temps qui ne voudrait pas être à cette place ? J’aime beaucoup le texte à la première personne.
Sceneario.com : D’où une narration uniquement en voix off, avec ici une importance du pluriel même si Eric reste le personnage central ?
Pirus : J’ai voulu rendre cet aspect zapping de la pensée d’Eric. Et tout ça créé malgré tout une musique des mots. J’ai lu une fois dans le journal de Paul Morand qu’il disait que l’écriture moderne devait se passer de certaines conjonctions de coordination (mais, or, car…). Le Roi des mouches est construit sur cette volonté. Il y a aussi une chose qui a changé dans le tome 3 par rapport aux deux premiers tomes et qui a conditionné pas mal le rythme : dans les deux premiers tomes Eric parlait au passé et les autres personnages au présent, dans le troisième j’ai inversé. Cela donne plus d’urgence. Inconsciemment le passé sous-entend un recul, une analyse, le présent lui au contraire l’interdit. Eric est comme quelqu’un qui serait agressé par les événements qui lui arrivent et essaierait de se frayer un passage au sabre. Chaque mot est un coup de sabre scandé, balancé.
Sceneario.com : L’origine de la série est une nouvelle de sept pages pour laquelle vous avez par la suite écrit une suite, on ne va pas revenir sur ce point. Ce que j’aurais aimé savoir, c’est si l’idée de départ de la voix off a « conditionné » la suite de l’écriture et comment la structure de l’ensemble de ce récit choral a gardé sa cohérence.
Pirus : Au départ il y une première histoire, puis il faut en inventer une deuxième, ce n’est pas forcement non plus totalement anticipé. Le début est assez simple, je m’amuse à introduire plein de personnages ce qui devient plus difficile quand il faut tous les faire jouer ensemble. Au départ je pense que c’est le scénariste ou l’écrivain qui décide, puis ensuite ce sont les personnages qui prennent le relais. Il ne faut surtout pas se retrouver avec tous les personnages à la fin de l’histoire parce qu’après c’est l’enfer. C’est d’ailleurs pour ça que la tête de mouche disparaît dans l’avant-dernière histoire. Garder la tête de mouche pour la faire disparaître dans la dernière histoire du tome 3 aurait été boucler la boucle. Je trouve ça parfois un peu simpliste. Dans Le Roi des mouches on reste en suspension.
Sceneario.com : Dans Le Roi des mouches il y a un refus de psychologiser les personnages malgré le fait qu’on soit constamment dans leur tête.
Pirus : Oui, c’est typiquement l’inverse de Daniel Clowes, qui lui est également dans la tête des personnages, mais qui est également un grand psychologue et sociologue. Il a des phrases que j’adore, des sortes de synthèses terribles, comme par exemple cette phrase qui dit : « La plupart des gens subissent ce que vous avez à leur dire avant que ne viennent leur tour de parler. ». On nous compare davantage à Bret Easton Ellis, que je n’avais d’ailleurs pas lu avant Le Roi des mouches, pour ce côté froid et presque prosaïque… puis qui emprunte ensuite au lyrisme poétique. On retrouve surtout ça chez Eric.
Sceneario.com : Ce sentiment de lyrisme poétique est également présent dans le dessin qui parfois s’échappe vers une dimension plus métaphorique.
Mezzo : Le scénario et l’écriture impose un style au dessin. Tout ceci est décidé en amont, même si le trait est par définition lyrique ou métaphorique. Ç’est une adaptation du scénario de Michel, à travers mon filtre, bien sur. Parler du dessin est une chose très compliquée. Il vous happe physiquement ou vous laisse de marbre. Vous percevez immédiatement bon ou mauvais un trait, mais vous ne l’analysez pas. Ç’est finalement comme pour un scénario : on perçoit plus facilement une bonne histoire qu’une bonne écriture. Pourtant c’est le choix des mots qui ouvre l’angle de perception de l’histoire et qui vous accrochera ou pas.
Pirus : Oui, mais ce je pense que malgré tout le dessin donne un ton au texte.
Sceneario.com : Un ton d’autant plus fort peut-être qu’il est contraint dans le découpage strict du gaufrier.
Mezzo : Le gaufrier est un code classique auquel nous tenions. Le nombre élevé de cases étroites impose un rythme serré et des jeux de cache-cache avec les personnages. Un petit espace ou il faut montrer le maximum. Et La contrainte du cadre est rarement mauvaise. Il faut se servir du cadre, pas le combattre. La densité est une des marques du roi des mouches, et c’est le format de départ qui l’a imposé ; des histoires courtes de 5 à 7 pages pour l’écho des Savanes où il y ait à lire.
Sceneario.com : Une autre dimension classique est décelable dans l’écho du dessin à la ligne claire.
Pirus : Oui c’est vrai que je pense que nos influences ne sont pas uniquement du côté de noir américain.
Mezzo : Côté influences européennes, on peut citer Hergé, Swarte, Ever Meulen, Chaland. Avec un trait de contour affirmé, synthétique encore une fois. Pas facile à tenir… On est loin du flouté « beaux art » qui permet l’égarement et même l’erreur… Pourtant, j’en fais, mais je triche…
Pirus : C’est Tintin au pays du flip.
Sceneario.com : Et en même temps vous vous amusez à brouiller les repères… notamment géographiques.
Mezzo : Le dessin fait immédiatement penser à l’école américaine et influence beaucoup les gens sur la perception de l’endroit. Je pense que c’est du aussi à l’âpreté du texte et sa liberté de ton qu’on attribue généralement aux États-Unis. En Europe on est coincés par le poids de l’art classique, alors qu’aux États-Unis c’est avant tout l’art populaire qui a été le départ de pas mal de choses. Ils sont décomplexés. Toutes les banlieues du monde se ressemblent. Il y a une uniformisation générale. Le roi des mouches se déroule dans un « no-land ».C’est pratique et pas trop cher en décors.
Sceneario.com : A ce propos la bande dessinée reste encore un média relativement libre.
Pirus : Oui, je me suis déjà fait cette réflexion. Un artiste est quelqu’un de secret qui aime explorer des territoires encore peu défrichés, où les codes ne sont pas encore trop établis. La bande dessinée n’est pas attendue, elle n’est pas guettée comme le cinéma ou la musique. Plutôt que de se plaindre du discrédit qui pèse sur elle, il faut savoir en profiter pour essayer de repousser les limites de la narration.
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