Interview
Entretien avec Patrice Woolley
Interview menée par Fred par mail, en Aout 2012.
Sceneario.com : Bonjour Patrice. Bon, tout de suite, on garde encore en mémoire tes deux derniers albums "Jafar" et "Crocs", deux récits très sombres et durs, avec un regard posé sur l\’humanité sans appel… Comment décrirais-tu justement cette vision presque… Désespérée ?
Patrice Woolley : Je ne vois pas ça comme désespéré, même si les histoires sont noires. Il y a dans chacune des histoires, une lueur d’espoir. Dans Jafar, on apprend bien des choses sur notre condition humaine, sur la différence, et si la fin est triste, elle est cependant logique. Il faut hélas se rendre à l’évidence : il n’y a pas de place en ce monde pour des gens différents. Et ceci, depuis des millénaires. C’est une histoire qui démontre, dénonce cela, pour essayer de nous faire prendre conscience, de changer nos regards. Un peu dans un autre style comme le film Intouchable. Quand à Crocs, oui c’est plus que noir, mais là aussi, on sonde l’âme humaine. Je n’ai jamais été d’accord quand on traite un criminel hors norme, style Hitler, de monstre. Traiter un tueur, un nuisible de monstre, c’est le dédouaner de son côté humain, hors, ces gens là, psychopathes ou autres sont humains ! Comme nous, vous ! Les traiter de monstres, c’est un peu comme cacher la poussière sous le tapis. Chaque humain est capable de violence, c’est ce que j’ai voulu démontrer (même si cela m’a mis un moment mal à l’aise). Le serial killer cannibale de Crocs est tout sauf bête. C’est cela qui est dérangeant. Je n’écris pas des histoires désespérées, j’écris des histoires sur une partie de l’âme humaine. Et son côté sombre me fascine, m’interroge…
Sceneario.com : On a l\’impression que ces personnages se demandent néanmoins quelles sont les limites de leur humanité et que de toute façon il n\’y a pas vraiment d\’issu, ce sont des marginaux. Pourquoi ces personnages ?
Patrice Woolley : Jafar n’est pas un marginal, c’est un être venant d’un monde souterrain ou les préceptes de vie, les règles sont très différentes des nôtres. C’est un peu comme un Christophe Colomb découvrant les indiens… sous acides… Joël non plus n’est pas un marginal. C’est un homme qui est lui aussi différent. Certains collectionnent les timbres, les posters de Johnny Halliday, lui, ils bouffent son prochain. A ce propos, il est intéressant de savoir que, encore actuellement, le cannibalisme n’est pas répréhensible au Japon… à bon entendeur… pour Jafar, l’issue est la mort, inéluctable, il sait qu’il ne sera accepté par les humains et choisis de se tuer à sa manière. Pour Joël dans Crocs, c’est différent, il est presque cabot, sûr de lui et il sait que ses travers meurtriers sont voués à la mort aussi. En fait, ils sont tous deux lucides et logiques à leur manière. Jafar est un « vieux » personnage pour moi que je traine depuis longtemps. J’ai envie d’ailleurs de refaire l’histoire telle que je la vois maintenant, plus longue, plus fouillé. Là, c’est presque un teaser par rapport à ma manière de la voir actuellement. Pour Joël, j’ai eu du mal, parce que le personnage disait des choses que j’aimais… très perturbant. Je pense que quelque part, même si j’ai voulu me « payer » virtuellement un tueur comme on en voit parfois dans les faits divers, c’est une partie sombre de moi-même que j’ai exprimé, et je l’assume. Je rassure, je n’ai bouffé encore personne…
Sceneario.com : Pour ces deux albums il s\’agit de micro édition (ou à compte d\’auteur, je ne sais pas). Est-ce la conséquence directe de cette approche personnelle sans concession dans tes projets ? D\’un autre côté cela t\’ouvre aussi une liberté totale !
Patrice Woolley : Il est vrai que ce que je fais est particulier et que j’entends souvent qu’on ne sait pas ou me mettre. Je l’ai déjà dit mais je le répète, l’erreur des grandes maisons d’éditions, c’est de ne pas prendre plus de risques puisqu’elles ont les reins solides, elles préfèrent laisser les « petits » éditeurs souvent plus ouverts artistiquement essuyer les « plâtres »… un non-sens. J’ai trouvé les éditions Ex-æquo, leader dans l’édition numériques (mais qui publient aussi sur papier) qui m’ont fait confiance, qui ont accepté mes maquettes, mes couvertures… Liberté totale que j’apprécie. L’envers du décor, c’est qu’elles démarrent dans la Bd et que ce n’est pas facile, surtout avec des auteurs comme moi. Je les en remercie d’autant plus. D’un autre coté, je préfèrerais toujours travailler avec des gens ouverts et qui respectent l’artiste qu’avec des gens qui vous imposent des choses hors propos. Par deux fois, j’ai « capitulé » sur des couvertures (Ténèbres et Necronomicon), je ne le ferai plus jamais ! J’ai récemment refusé de signer un contrat d’édition pour un roman parce qu’on voulait me changer la couverture !… basta… ceci dit, c’est vrai que je considère la BD comme un art, et que je ne fais pas de concessions. Il y a tellement d’autres dessinateurs qui en font, ça va aller. Je veux être fier de ce que je fais, quitte à ne pas en vivre normalement… c’est la passion qui me guide, uniquement ça ! Et je mets un point d’honneur a faire chaque histoire dans un style différent. C’est Alberto Breccia qui disait : "…chaque sujet requiert des solutions graphiques différentes…", et il avait raison.
Sceneario.com : D\’ailleurs j\’aimerais bien que tu nous parle de ton parcours jusque là, de ce qui t\’a amené à te lancer dans la BD, ta formation ? Les rencontres ? Des auteurs qui t\’ont inspiré… ?
Patrice Woolley : Le parcours d’un enfant nourris aux mickey, mandrake et Guy l’éclair… suivent les tintin (que je croyais fait avec des tampons encreurs), les lucky luke (les premiers, quand il tuait et fumait, après……..), puis époque strange, marvel et creepy, curieux de tout, y compris des schizophrènes en collants, mais c’était surtout pour les dessins (Neal Adams, Gene Colan, Steranko…), puis les Luc orient, Brazil, Bernard prince (tous de Greg d’ailleurs)… et puis on grandit, et ton père se ramène un jour avec les 6 voyages de Lone Sloane du père Druillet. Et là, tu es « traumatisé »… ou du moins, ce que tu avais à l’intérieur se révèle ou trouve le chemin inconsciemment. C’était LA BD que je voulais voir, une expérience… de là je suis allé fouiller du coté des ricains comme Ashley Wood, Bill Sienkiewicz, Kent Williams, Dave mac Kean, etc… j’aime les choses qui bousculent, qui sortent de l’ordinaire, qui dérangent, qui proposent des choses différentes. J’aime le dessin de Vance, mais il ne me parle pas. Je suis sur que bien des dessinateurs lambda sont capables de choses bien plus fortes, folles, ils sont bridés, tenus par le milieu de l’édition, la rentabilité. J’adore Hyslaire aussi, Delmas, Cosey, des mecs qui cherchent, qui ont une vision du monde, des sens. Manu Larcenet avec son Blast est terrible ! J’aime les artistes plus que les dessinateurs, même si je respecte leurs travaux. Mais quand on est Artiste, il n’y a pas que la BD qui t’inspire. Un dessinateur de BD qui n’aurait comme seule culture ou source que la BD tournerait en rond ! Tous les arts sont frères disait Voltaire. Tous les arts se pénètrent, se visitent et se nourrissent les uns des autres. Je ne fais aucunes différences. Le théâtre m’a nourri, la musique, le cinéma, mes BD sont la somme de tout ça. Mais Druillet reste le déclencheur, a tord ou a raison…
Sceneario.com : Depuis que j\’ai découvert ton travail sur Necronomicon en 2007, chez Kymera, j\’ai tout de suite été interpellé par ton sens de l\’expérimentation. Tu mélangeais les techniques, les lettrages, les ambiances. Et on ressent la même énergie dans ces deux albums ou tu continues d\’élargir ta palette avec une utilisation plus fine de la 3D notamment.
Quelles sont actuellement les pistes que tu voudrais essayer, les enjeux graphiques qui te tentent ?
Patrice Woolley: Pour Jafar, j’ai mélangé beaucoup, trop peut-être. Le lecteur de BD lambda a besoin de simplicité dans la lecture. Mais bon, j’ai la prétention de ne pas m’adresser aux lecteurs « fainéants » (rires). Je suis là pour raconter mon histoire et amener à moi les lecteurs. C’est au public de suivre l’artiste, pas à l’inverse. Donc, j’assume mes choix de mélanges, ce qui ne m’empêche pas de reconnaître que j’ai été loin, non sans raisons. J’ai voulu différencier le moment ou Jafar est découvert (3D et couleurs) du moment ou il est « étudié » par Jeff en Irlande (sépia) et les images qui viennent en couleurs au milieu du sépia (les souvenirs de Jafar) sont en 3D ou en peintures couleurs pour signifier la différence, de plus on ne sait pas trop si cela est vrai ou s’il invente… qui sait… il faut aussi savoir que Jafar courre sur une période de ma vie de 20 ans, une sorte de puzzle sensoriel et graphique qu’il m’a fallu assembler. Pour la 3D, j’en ai fait le tour avec Ténèbres, Necronomicon, et Crocs (plus la Tempête de Shakespeare en 3D et SF arrêtée pour cause de pertes de fichiers)… de plus, le public n’est pas vraiment prêt, ni éduqué pour cela… et puis envie de retrouver le seul plaisir du dessin, même si je continuerai à mixer les techniques ! Mais moins…
Graphiquement, c’est toujours un enjeu. C’est au niveau de la narration que je veux aller plus loin, plus ludique, surprenant, j’ai quelques idées, me manque le temps. Pour l’instant.
Sceneario.com : On sent bien que tu restes particulièrement intéressé par ce côté "mixed media", même dans tes textes qui, même s\’ils laissent pas mal de place aux monologues, ouvrent aussi leur portes à la poésie, à la prose… Comme une sorte d\’art total. C\’est ce qui t\’a poussé, par exemple, à créer Sarasvati ? Peux-tu nous parler de cet aspect de ton travail qui sort du cadre de la BD ?
Patrice Woolley : Comme je l’ai dis tout à l’heure, tous les arts sont frères. Quand je faisais du théâtre, j’ai commencé par faire les décors, puis pour comprendre les décors, j’ai créé des éclairages, et puis a force d’aller régler tout ça sur scène, j’ai eu envie d’y rester, d’y jouer. Tout cela m’a servi pour Ténèbres ou la 3D se travaille comme une mini scène de théâtre (décors, éclairages puis personnages, et je rajouterai la caméra). Il n’y a pas de frontières à partir du moment où on sait tout faire avec passion. J’ai eu cette chance pendant des années. J’ai même fait de la musique, chanté ! Les arts sont ma drogue. Je ne fais aucune différence. En ce moment, je me dirige vers le cinéma, avec la même folie, la même naïveté. On verra bien. SARASVATI (dont on peut trouver une page Facebook ainsi que ma page artiste) est né de ça, de cette envie de retravailler en groupe ! A force de dessiner comme un couillon isolé devant sa planche à dessin, j’ai eu envie de retrouver l’esprit d’équipe, d’émulation collective, histoire de se mettre en danger. Le principe du groupe est simple : on décide d’un thème une à deux fois par an et on le développe en groupe ou séparément, puis on expose. Chacun est libre de participer ou pas. On se retrouve par affinité et surtout, on a mis un point d’honneur à n’intégrer que des artistes sans égos. Je sais qu’on va me répondre qu’un artiste a toujours un égo, je vais dire que s’il en a un, il ne doit pas interférer dans la liberté des autres. Et pour l’instant ça marche, que des gens bien, que j’adore. Des photographes, des peintres, architecte, sculpteur… on a commencé par la passion du Christ, on va continuer avec l’érotisme, plus d’autres projets périphériques dont un gros sur les pollutions des océans au musée océanographique de Monaco en partenariat avec la fondation Albert II. Et on a des projets d’expos en Allemagne, ailleurs, mais là, rien de sûr encore. A terme on essaiera de faire une sorte de monographie. Mais ceci dit, je n’ai pas l’impression de sortir du cadre de la BD. C’est pour moi une extension de mon imaginaire. Il n’y a pas de cadre, je ne me considère pas comme dessinateur de BD, mais comme artiste, quoi que je fasse. Ce n’est ni prétentieux ni désuet, il faut juste employer les bons mots.
Sceneario.com : Aujourd\’hui, avec ce monde de l\’édition qui se durcit, quels sont tes prochains projets ? Toujours en micro-structure ou tu lorgnes un peu vers les gros éditeurs ? Des albums qui sortent bientôt ?
Patrice Woolley : Mes projets restent les mêmes, faire ce que j’ai envie de faire. Je me fous complètement de la conjoncture, des modes ou autres. Je fais, je raconte, je créé ; a moi de trouver l’éditeur ou autre média a qui ça plait. Si on fait par rapport a un éditeur, ou a une tendance, on ne créé pas, on « marketise »… ce n’est pas la vision que j’ai de la création artistique. De plus, il y en a déjà beaucoup qui font ça, il en faut bien comme moi qui prennent des risques. Pour les éditeurs, on verra qui est intéressé, ce n’est pas mon problème immédiat. Ce qui compte avant tout, c’est d’avancer dans mes histoires. Pour les projets à sortir, je dois finir Frankenstein, Le Diacre, et Doogie Blood (peut-être ma BD la plus commerciale… ARGH !)… ensuite, démarcher deux romans finis, en finir deux autres ; un projet de beau livre de photos érotiques retouchées sur ordinateur (j’appelle ça des nu(s)mériques), un projet de conte philosophique (mais je ne fait que les illustrations) et ensuite travailler sur mes projets cinéma. Non, je ne me disperse pas ! Tout cela est lié et je travaille plusieurs choses en même temps, sinon, je m’emmerde…
Sceneario.com : Merci pour ce temps passé à nos côté, l\’équipe de Sceneario sera là pour la suite de tes aventures !
Patrice Woolley: Merci à vous ! C’est toujours un plaisir…