Interview
Ghost Money : une vision prémonitoire de la géopolitique actuelle
Sceneario.com : Dans votre série Ghost Money, dès le premier tome paru en 2008, vous évoquez des thématiques qui se sont brutalement matérialisées dans notre actualité : attentats djihadistes, cyber-surveillance, Islam des Lumières… D’où vous est venue cette vision prémonitoire ?
Thierry Smolderen : Ghost Money est une bande dessinée d’Anticipation. Elle est construite à partir des forces en présence : les djihadistes, les dictatures et les Etats-Unis. Elle veut montrer que nul bord n’est le bon, que nul ne détient la vérité et n’a raison.
Elle est nourrie des événements des années 2000, de la politique du pire qui a surgi au grand jour au lendemain du 11 septembre 2001. A cette époque, j’avais un regard très critique sur ce qui se mettait en place : la politique du mensonge de Bush, la surveillance électronique, etc.
Sceneario.com : En parlant de cette dernière, Ghost Money montre une forme très intrusive de cybersurveillance, dont l’amoralité et l’omniprésence a des échos avec les révélations récentes.
Thierry Smolderen : Il est vrai que j’ai anticipé ce qu’a produit la NSA et qui a été révélé par Edward Snowden : un pays démocratique a élaboré un monstrueux système de surveillance aussi bien intérieur qu’extérieur, de ses alliés aussi bien que de ses ennemis historiques. Derrière mon histoire, c’est la notion de démesure qui m’intéressait : lorsqu’un groupuscule déterminé, peu importe son appartenance, engage des actions extrêmes, celles-ci le font basculer, sans qu’il en ait conscience, de l’acceptable vers l’inacceptable, de la mesure vers la démesure.
Sceneario.com : Comment expliquez-vous que vous ayez visé si juste et que votre Anticipation raconte autant l’histoire d’aujourd’hui ?
Thierry Smolderen : Ce qui se passe aujourd’hui est en fait la continuité des événements de cette époque du début des années 2000. Avec une planète devenue tellement petite – c’est le sens de la métaphore avec le personnage de Chamza qui voyage en suborbital de Londres au Qatar en 1 heure – et à l’heure de la surinformation, une injustice survenant dans une partie du globe peut enclencher une tempête dans l’autre partie. Par cette BD, je voulais précisément dénoncer le côté toxique qui peut en découler. Où une gigantesque erreur engendre à son tour une autre erreur gigantesque. Ce qui est réellement arrivé.
Sceneario.com : C’est donc de l’Anticipation qui parle du monde actuel ?
Thierry Smolderen : L’Anticipation ne fait que ça. Comme dans d’autres œuvres de ce genre, qu’elles soient des films, des romans, des illustrations, l’objectif est de parler du monde contemporain. Trop souvent j’entends que les djihadistes seraient des résurgences du passé moyenâgeux. C’est faux. Nous vivons bel et bien dans le contemporain, pas au Moyen-âge. Ou alors il faut choisir : soit nous sommes tous médiévaux, soit tous modernes. On ne peut pas vivre dans les deux ères à la fois. C’est comme les animaux fossiles. Ils ne sont pas fossilisés dans la pierre. Ils vivent là, aujourd’hui, en ce moment. Si notre époque a des relents médiévaux, nous sommes tous responsables. Mais c’est notre modernité qui se joue ici et maintenant. Il faut le comprendre.
Sceneario.com : Parmi les autres thèmes qui émergent dans votre série, celui du rapport entre masculin et féminin apparaît en filigrane.
Quels ont été vos choix ?
Thierry Smolderen : Nous avons beaucoup discuté de ce sujet avec Dominique Bertail, le dessinateur. Ainsi, les femmes sont amenées à avoir des contacts tactiles, à se toucher. La relation entre Chamza et Lindsey est, à ce titre, assez emblématique. Au contraire, leurs homologues masculins s’avèrent davantage stimulés par le visuel : ils entretiennent des rapports à distance, agissent un peu comme des robots. C’est un parti que nous avons pris afin de distinguer le comportement de nos personnages féminins et de nos personnages masculins.
Sceneario.com : Cela amène une question sur la construction des histoires : en tant que professeur de scénario à l’école de l’image d’Angoulême, qu’enseignez-vous à vos élèves ?
Thierry Smolderen : j’aborde le scénario sous des angles très variés, car mes étudiants sont susceptibles d’emprunter des voies très contrastées, à "l’esthétique" parfois opposée. On peut raconter une histoire de manière minimaliste (je pense à Jason ou à certains albums de Bastien Vivès) ou s’engager dans des complications baroques (Les Gardiens, d’Alan Moore) ; on peut jouer la carte d’une narration délibérément artificielle (comme dans l’Oubapo) ou très vivante, au contraire (le Rebetiko de Prudhomme, qui est avant tout une affaire d’empathie et d’observation), on peut être subjectif et poétique ou réaliste… Le choix d’emprunter telle ou telle voie dépend de la personnalité et du "style psychologique" de chaque auteur.
Sceneario.com : Et vous, personnellement, quelle est votre méthode d’écriture d’un scénario ?
Thierry Smolderen : De mon côté, j’approche le scénario d’une manière assez classique, avec une tendance plutôt baroque à la complication. J’aime construire de intrigues avec des rebondissements, des surprises, des mystères. Je mets parfois des années à assembler ces "puzzles", à explorer toutes les pistes que me suggèrent un thème ou un sujet, à élaborer un plan de l’histoire – avec une attention toute particulière à l’évolution des personnages – et un récit sur plusieurs niveaux. Quand je me mets à écrire le découpage et le dialogue, je connais donc l’enjeu dramatique et les points d’entrée et de sortie de chaque séquence, la dynamique et la logique de tous les enchaînements.
Sceneario.com : Cette préparation totale n’est-elle pas un peu contraignante ?
Thierry Smolderen : Elle pourrait l’être pour d’autres scénaristes, mais pour moi, ce système me procure une grande liberté : la manière d’amener les informations-clés (qui vont faire avancer l’histoire) étant réglée en amont – je sais quel ressort dramatique va faire surgir chaque élément important – je me consacre alors à l’écriture en tant que telle (rythme du dialogue, tournures de phrases, animation interne de la séquence…) et à tous ces petits détails, ces petites surprises, qui viennent en bonus en écrivant. Ça se rapproche assez d’une improvisation de jazz, où il s’agit de se "surprendre soi-même" sur une grille d’accords rigide.
Sceneario.com : Le dessinateur a-t-il une influence sur votre histoire ?
Thierry Smolderen : Bien entendu. Le scénario est souvent le produit d’un dialogue fécond avec le dessinateur – c’est particulièrement vrai pour Ghost Money, qui a évolué au fil d’innombrables discussions téléphoniques entre Dominique Bertail et moi. En règle générale, quand j’ai envie de travailler avec un dessinateur, je pars avant tout de ce que m’inspire son dessin. Parfois, il suffit d’une image qui "fait mouche" pour que je me mette à réfléchir à un scénario qui pourrait tirer le meilleur parti d’un certain type de traitement graphique ou d’ambiance.
Sceneario.com : Venons en à votre actualité. Vous venez de faire paraître Retour à Zéro chez Ankama, à partir d’un roman de Stefan Wul.
Thierry Smolderen : Oui, il s’agit de ma première adaptation d’un roman. Après avoir été contacté par Olivier Jalabert d’Ankama et par Comix Buro pour participer à la collection "Les Univers de Stefan Wul", j’ai opté pour le premier roman de cet auteur. Cet ouvrage est "fou-fou", si je puis dire. Wul ne se pensait pas encore écrivain à l’époque. Il écrivait juste pour divertir sa femme sans penser qu’un livre en naîtrait. Le roman appartient au domaine du rêve. Il possède une forme décousue et inédite. La SF est dans cette œuvre vraiment une littérature de l’étrange.
Sceneario.com : Graphiquement, comment avez-vous traduit cette ambiance particulière ?
Thierry Smolderen : Pour coller au roman, avec Laurent Bourlaud et à l’image de ce que nous proposons sur le site de Coconino World, nous avons effectué des recherches graphiques dans le style début du siècle (le XXème). Il faut savoir que les romans de Wul, écrits dans les années 1950, sont profondément influencés par ses lectures de jeunesse (Wells, Verne…), par l’utopie négative liée au communisme, par la conquête de la Lune, par d’autres thèmes de l’époque et également par les pulps qu’il a dévoré plus jeune, dans les années 1920. Nous avons donc recherché dans le cartoon, le constructivisme russe et les films de l’époque, notamment Aélita, le premier film soviétique de science-fiction sorti en 1924. Nous en avons tiré un style à part, une sensation visuelle à la fois nouvelle et vintage, mais qui correspond parfaitement à l’ouvrage.< /p>
Sceneario.com : Quels sont vos projets futurs ?
Thierry Smolderen : J’en ai deux actuellement en chantier. Le premier intitulé "L’été Diabolik" racontera une histoire basée sur le personnage de Diabolik. En 150 pages, on retrouvera l’univers des sixties, un mélange entre atmosphère psychédélique et une ambiance digne des pulps italiens. Le second projet sera également un roman graphique. De la science-fiction. Le synopsis est déjà complètement écrit. Il reste à le découper et à écrire les dialogues.
Sceneario.com : Merci beaucoup Thierry pour votre disponibilité.
Ghost Money : une vision prémonitoire de la géopolitique actuelle
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