Interview

Interview Convard & Chaillet

Sceneario.com : Vous avez déjà travaillé ensemble sur le Triangle Secret, mais seulement sur un tome ?
Chaillet :
Oui tout à fait, dans le premier tome de cette belle saga. C’était une façon pour nous de travailler ensemble. C’était un projet qu’on avait depuis très très longtemps. J’avoue que cette petite incursion dans le domaine du Triangle Secret a été pour moi un très grand plaisir, mais avec quelque part une petite frustration : c’était un peu court.
Convard : Cela faisait bien un quart de siècle qu’on avait envie de travailler ensemble. Le Triangle Secret nous a permis de faire déjà un premier pas. Il y avait un flash-back à réaliser, et j’avais l’intention de demander à mes amis d’en faire un chacun. J’ai immédiatement pensé à Gilles, à André Juillard, à Jean Charles Kraehn, qui sont mes amis.
Cela m’a fait plaisir que Gilles soit le premier à faire le flash-back. Il fallait qu’on soit ensemble pour le premier tome. En plus j’ai triché ! Quand il m’a dit "j’ai beaucoup de travail en ce moment, je suis surchargé. Il faut que tu fasses un flash-back assez court", je lui ai dit "ne t’inquiète pas il n’y aura qu’une dizaine de pages". Mais ce n’était pas vrai, j’en ai fait beaucoup plus, et une fois qu’il a eu le scénario, il n’a pas pu faire autrement que de le dessiner. Voilà c’est comme ça que je l’ai eu. (rires)

Sceneario.com : Vous travaillez sur une série de plusieurs tomes ?
Convard :
Sur deux tomes. A l’origine, l’éditeur voulait faire un seul tome d’une centaine de pages. On a considéré que deux tomes étaient préférables. Un tome, c’est comme un roman, s’il marche, tant mieux !
S’il ne marche pas il n’y a rien pour le sauver ! Deux tomes, cela donne aux lecteurs le temps de découvrir la série, de découvrir l’histoire. Il y a le bouche à oreille qui peut fonctionner etc.…

Sceneario.com : Pourquoi une histoire sur Léonard de Vinci ?
Convard :
Parce que c’est un personnage universel. Il a fait la Joconde et tout le monde croit connaître Léonard de Vinci ! Seulement il est l’homme le plus énigmatique de la Renaissance, car quand un homme fait sans arrêt ses valises, voyage, change incessamment d’endroit, c’est qu’il a quelque chose à chercher, fuir ou cacher. On a un personnage instable et toujours en quête. On ne va pas rentrer dans la psychanalyse de Léonard de Vinci qui avait une revanche à prendre sur son enfance etc.…
Ce qui était intéressant c’était justement ça, ce personnage qui était un voyageur, qui a toujours fui ou cherché quelque chose.

Sceneario.com : On trouve beaucoup de documentation sur Léonard de Vinci ?
Convard :
Léonard a beaucoup écrit sur la mécanique, la géométrie, l’anatomie et a rédigé des études militaires sur les fortifications. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il a écrit un livre entier sur des devinettes et des maximes qui sont très amusantes et très spirituelles. Il est pratiquement introuvable.
Il écrivait aussi ses comptes. Il semblait à la fois généreux et avare. Il écrivait tout ce qu’il dépensait. A un moment, il reçoit une femme qui semblerait être sa mère, la bonne de son père pour les historiens. Il la reçoit secrètement. On sait qu’il l’héberge pendant quelque mois parce qu’il note les frais que cela impose.
Chaillet : On a aussi des lettres. Ce sont plutôt des courriers qui parlent de lui ou qui l’évoquent. On ne lui connaît que quatre ou cinq grands courriers importants, qu’il a envoyés au pape ou au maure de Florence,…
Ce sont des lettres très longues où l’on voit sa personnalité. On voit que c’est un homme orgueilleux, et qui sait se vendre. Il sait où est son talent et son génie. Quand il se présente à Venise, il dit qu’il peut inventer des scaphandres pour lutter contre les bateaux turcs mais personne ne veut le croire.

Sceneario.com : Une chose qui m’a un peu surpris, je ne l’aurais jamais imaginé blond.
Chaillet :
Il était blond, blond cendré et sans barbe. Il a fait pousser sa barbe à quarante-neuf ans. Dans notre histoire, il a quarante-trois ans. C’était un homme athlétique, très grand, rayonnant avec grande chevelure comme une crinière. Il avait une assez haute opinion de lui-même, un peu imbu de sa personne et orgueilleux. Il était tout à fait conscient qu’il était un personnage quand même exceptionnel.

Sceneario.com : Il l’a toujours été ? Il s’est toujours considéré de cette façon ?
Chaillet :
Pas dans ses premières années. Je crois qu’on le considérait plutôt comme un imbécile dans sa famille. Son talent de peintre s’est fait jour, petit à petit, dans l’atelier de Verrocchio où il avait été placé dans son enfance. Normalement il était entré là pour préparer les couleurs. Les peintres de la Renaissance avaient toujours tout un atelier autour d’eux. On lui a confié des tâches petit à petit. Il a peint des petits angelots à droite et à gauche,…
Verrocchio a vite décelé chez Léonard de Vinci un immense talent. Il a été conscient, qu’un jour, Léonard serait plus célèbre que lui.
Convard : A ce propos, il y a une anecdote qui donne une idée de l’esprit de Léonard de Vinci. Le Duc de Milan lui demande de faire une statue équestre pour le tombeau de son père.

Sceneario.com : Celle de l’album qui pourrait être faite avec les canons ?
Convard :
Oui tout à fait. Je tiens à le dire parce qu’un historien a cru nous prendre en faute en disant que ce n’était pas vrai. A l’origine, cette statue devait être tout simple : un cavalier sur un cheval posé sur ses quatre pattes. A cette époque là, Verrocchio était en train de faire une statue équestre extraordinaire. Léonard, qui avait été l’élève de Verrocchio, voulait faire mieux que lui. C’est pour cela qu’il a voulu faire sa statue cabrée, mais il n’a jamais réussi. Il voulait la faire pour dépasser son maître. A quarante-trois ans, il avait toujours une revanche à prendre. Il faut considérer que Léonard de Vinci avait toujours une revanche à prendre sur les autres. C’est certainement ce qui a fait qu’il était génial.

Sceneario.com : L’histoire se passe fin quinzième siècle. Vous dites qu’il est reconnu pour sa connaissance de l’anatomie. A cette époque, l’Eglise était encore très importante. Comment a-t-il pu avoir un passe-droit ?
Convard :
Tout ce qui est dit dans l’histoire est vrai. Léonard de Vinci a réellement disséqué une femme enceinte pour voir comment était le fœtus. De son vivant, on lui reprochait de découper des cadavres. Il en a énormément disséqué, on ne sait pas trop comment il s’est arrangé, mais il en a disséqué énormément. A mon avis, il achetait des cadavres. A cette époque là, il suffisait d’acheter les pauvres hères qui mourraient. Il les emmenait dans son atelier et il en faisait des croquis.

Sceneario.com : Normalement dans l’inconscient collectif, il a une bonne réputation. Dans l’album il apparaît assez inquiétant !
Chaillet :
Il a eu quelques fois maille à partir avec la justice. On lui a notamment reproché d’avoir violé un adolescent de dix-sept ans. A l’époque, c’était passible de la peine de mort. Cela laisse à penser que Léonard de Vinci avait des zones d’ombre qui devaient le ronger.

Sceneario.com : Vos recherches ont-elles changé votre vision de Léonard de Vinci ?
Convard :
Je me suis intéressé à Léonard de Vinci depuis très longtemps, il m’a toujours intrigué. J’ai toujours lu sur Vinci pour une simple raison : quand j’étais à l’école communale, j’ai eu un premier prix et c’était un livre sur Léonard de Vinci. J’étais très jeune et cela m’a émerveillé. Ensuite j’ai été au Louvre et j’ai regardé la Joconde et j’ai continué à lire des tas de livre sur lui.

Sceneario.com : Normalement vous êtes scénariste/dessinateur. Sur cette série vous n’êtes « que » dessinateur. Vous n’avez pas eu envie d’intervenir dans le scénario ?
Chaillet :
J’interviens oui et non. On en a beaucoup parlé. Le premier épisode m’a posé un petit problème. Il était calibré pour quarante-six planches et il est passé sur cinquante-quatre parce qu’il y avait énormément d’informations. Je savais que Didier voulait que son scénario soit illustré par certaines scènes, comme par exemple celle avec la cathédrale de Milan qui a un rôle important au milieu du premier tome. C’était difficile de la mettre en valeur avec des pages ayant beaucoup d’images et de personnages. On en a parlé ensemble et Didier m’a dit "sabre du texte". Je lui ai dit "non ça serait dommage, c’est tellement bien équilibré". Je trouve que chaque texte a son importance et donne un rythme et l’ambiance à l’histoire. Je n’avais pas envie de changer. On a alors demandé plus de pages à Glénat. Il n’y a eu aucune difficulté.
A partir de là, j’ai refait un petit découpage pour passer de quarante-six à cinquante-quatre planches. Cela permettait de donner du souffle. J’ai aussi un dessin qui a tendance à être dense, mais à aucun moment je ne me suis dit que j’aurais fait cette histoire différemment.

Sceneario.com : Le scénario était-il complet ?
Chaillet :
Cela a commencé par un synopsis de dix-sept pages reprenant l’histoire des deux tomes. Ensuite nous sommes partis en Italie sur les lieux de l’histoire : Milan, Venise, Florence et Rome. Comme je connaissais déjà bien l’Italie, j’ai fait découvrir à Didier des endroits intéressants dont il ne soupçonnait même pas l’existence (rires). Du coup son scénario s’est petit à petit enrichi. Les personnages ont pris de l’épaisseur en voyant des endroits.
Convard : J’ai rajouté des séquences prenant en compte les lieux que Gilles m’avait fait découvrir.

Sceneario.com : C’est ce qui a aussi amené le nombre de pages supplémentaires ?
Convard :
Non, car ce genre de séquence, j’aurais pu les mettre ailleurs. Un scénario, c’est une suite d’informations que l’on délivre. On peut les donner dans un couloir du métro, sur la place de l’Opéra ou dans une brasserie. Si c’est dans une brasserie, c’est du cinéma intellectuel chiant. Si vous faire courir les gens dans le métro en donnant la même information, c’est du cinéma d’aventure. Si vous faite comme Hitchcock avec trente-cinq plans en noir et blanc comme dans Psychose, vous faites un cinéma d’angoisse. Pourtant c’est la même information.
Gilles m’a offert le décor. Je n’avais jamais été sur les lieux en Italie. J’aurais écrit que Vinci est poursuivi dans la rue. Alors que là-bas, il me dit "regarde, on est sur les toits de Milan, c’est fantastique pour une poursuite". Du coup, j’imagine qu’ils vont se dire autre chose que s’ils étaient dans la rue. Cela crée une psychologie et un évènement différent. Pourtant l’histoire est la même !
C’est cela la magie d’une équipe, de l’entente. Il n’y a pas un scénariste et un dessinateur. Il y a deux co-auteurs dans un album de bande dessinée. Il faut arrêter de dire un scénariste et un dessinateur. C’est un livre fait par deux co-auteurs. On travaille ensemble comme si c’était un seul cerveau qui fonctionnait.
Chaillet : Comme Didier me connaît bien, il m’a même offert des séquences où j’ai pu me faire plaisir. Il aurait offert le même scénario à un autre dessinateur, plus intimiste, l’histoire aurait été présentée différemment. Convard : J’aurais fait cette histoire pour André Juillard, je ne l’aurais pas racontée de la même manière. Je sais qu’André aurait joué le cote théâtral car il aime la perspective frontale. Le scénariste doit y penser, il doit se dire "je suis au théâtre avec André". Alors que si je suis avec Gilles, je suis au cinéma. Cela monte, descend, plonge, tourne,… c’est différent.

Sceneario.com : Il y a une phrase qui revient souvent : "la lumière jaillit de l’ombre"
Convard :
Encore une fois il y a une anecdote. J’ai inventé cette phrase en hommage à Hergé, pour Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Après avoir fini d’écrire cette histoire j’ai continué de lire sur Vinci. Je viens de découvrir qu’il avait écrit "je passe de l’ombre à la lumière". Comme quoi j’étais dans le vrai sans le savoir !
D’un autre côté, je n’ai pas inventé grand chose car quand on étudie l’œuvre de Vinci ce n’est que ça : de l’ombre à la lumière. Donc je ne l’ai pas inventé réellement. Elle m’est venue parce que j’avais analysé beaucoup de documents.

Sceneario.com : et la parution du prochain tome ?
Convard :
même date l’année prochaine.

Sceneario.com : merci

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