Interview
Interview de Bruno Bellamy à Angoulême
Qu’as-tu fais depuis cette époque à aujourd’hui ?
Bruno Bellamy :
Pendant tout ce temps là, j’étais à la fois en train d’essayer de gagner ma vie en faisant des boulots de presse, qui étaient souvent moyennement bien payés, et j’essayais de monter des projets de bande dessinée qui n’ont pas trop marché.
Sceneario : Il y a eu Sylfeline pourtant !
Bruno Bellamy : Oui, avec Marc Bati. C’est ce qui m’a permis de commencer dans la bande dessinée. C’était une série de trois albums chez Dargaud. Après je voulais toujours autant faire de la bande dessinée, mais les circonstances ne se sont pas bien goupillées ou pas de bol ou trop la trouille de m’y mettre. Ça a été un petit peu chaotique, la période était peut-être un peu difficile ou on a mal présenté nos projets même s’ils étaient bons sur le fond.
Il a fallu du temps, ça a mûri, ça m’a pris du temps. Il est arrivé un moment où j’en ai vraiment eu marre de ne pas y arriver. J’avais Showergate d’un autre côté. C’était un truc que j’avais un peu commencé par hasard sur Internet, où je faisais une case l’une après l’autre sans avoir de projet sérieux.
Sceneario : Il y avait un autre projet avec Marc Bati ?
Bruno Bellamy : Tout à fait. J’avais un autre projet avec Marc. C’était une histoire que j’avais écrite et on travaillait dessus ensemble. On faisait vraiment la bande dessinée à quatre mains, on dessinait et on faisait la couleur tous les deux. C’était vachement prometteur et on avait signé un contrat très intéressant avec une maison d’édition qui s’appelait Nucla². Mais elle a mis la clef sous la porte et on s’est retrouvé comme des cons.
Et après cela, ça a quand même été un peu la déprime. Je me suis dit "il faut vraiment que je redémarre sur quelque chose" et Showergate s’est présenté tout naturellement. J’avais déjà un scénario, il n’y a qu’à le poursuivre. J’ai étendu mon projet avec des tas de petites briques qui était disséminées un peu au hasard et c’est devenu une histoire avec sa propre cohérence.
Mais là maintenant, je suis vraiment à 100% dans la bande dessinée à une exception près car je continue de bosser pour Mana Rouge. Je m’entends bien avec les gens, les sujets sont sympas et rigolos à faire.
Sceneario : Il y a un système de prépublication avec eux je crois ?
Bruno Bellamy : Non pas du tout. On a fait une avant-première. Il y a juste les cinq premières pages dans le numéro de janvier. C’est un peu un teaser comme au cinéma.
Sceneario : Comment es-tu arrivé chez Delcourt ?
Bruno Bellamy : En fait, quand j’ai recommencé la bande dessinée, je n’étais pas sûr de moi, je sortais d’un passage à vide un peu difficile. J’ai déménagé en province et je me suis retrouvé à habiter pas très très loin d’Olivier Vatine. On se connaissait déjà. Il faisait partie des gens à qui on avait soumis le projet avec Marc Bati. J’avais vachement confiance dans son jugement car il n’avait pas voulu de ce projet, il avait été assez critique. Je me disais "si je lui montre Showergate, au moins quand il me donnera son avis, ce sera sincère et pro. Il ne me dira pas des trucs pour me réconforter". Ça me permettait aussi d’avoir les conseils d’un pro et d’orienter un peu mon projet. En fait, il a été enthousiaste, il a adoré l’histoire et il aimait bien le titre et le projet faire une histoire avec une bellaminette (*), mais une vraie histoire.
Du coup, il s’est passé une chose à laquelle je ne m’attendais même plus : comme il s’est enthousiasmé, il en a parlé chez Delcourt et j’ai monté le dossier pour le proposer pour la série B. J’ai eu un accueil à bras ouverts parce que ça leur plaisait et les branchait bien et pas simplement par sympathie. Je suis arrivé chez Delcourt ainsi et cela s’est tellement bien goupillé que je n’ai pas eu besoin d’aller voir d’autres éditeurs.
Et c’était l’éditeur chez qui je voulais sortir ce projet car ils font les albums que j’aime bien. Ils les fabriquent bien. Quand je regarde les dessins des auteurs qui font des bouquins chez Delcourt je me dis "merde, ils chiadent vachement bien leurs pages, il doit y avoir une raison pour cela" donc je suis super content.
Sceneario : Et ça tombe à une bonne période !
Bruno Bellamy : Vraiment c’est arrivé au bon moment. Bon jusque-là j’ai un peu raconté une traversée du désert (rires). Mais il y a eu aussi une maturation qui s’est faite pendant cette période et je pense que cela m’a servi pour l’album. Maintenant qu’il est fini, je ne suis pas forcément content à 100% de ce que j’ai fait. Il y a des petites raideurs dans le dessin, il y a des trucs que j’aimerais refaire. Mais bon c’est de la bande dessinée, il faut aussi avancer plutôt que de refaire tout le temps le tome 1.
Sceneario : En feuilletant l’album, j’ai été très surpris par les couleurs. Pour des couleurs informatiques, elles font très pastel et douces !
Bruno Bellamy : Peut-être et tant mieux alors. Avec toutes ses années de dessin de presse, j’ai essayé pas mal de techniques et j’ai aussi une expérience traditionnelle de la couleur. Les pin-up qui étaient faites dans Casus Belli étaient faites à l’encre de Chine ou de l’écoline, crayons de couleur, gouaches… Et des tas de technique complètement barjot que j’avais mises au point pour faire des toiles d’araignées, etc … Mon approche, quand je travaille avec Photoshop : en gros je n’utilise que le pinceau.
Je vais peut-être en choquer certains qui auraient pensé que j’aurais utilisé Gimp mais pour un tas de raison, j’ai besoin de travailler en CMJN. Ce n’est pas compliqué mais je n’utilise pas de dégradé, ni les super effets de l’espace. Je travaille avec un pinceau et je barbouille ma couleur à la tablette graphique. Je fais mes mélanges, je fais mes superpositions de glacis et de teintes transparentes jusqu’à ce que j’ai les couleurs qui me plaisent. Je travaille comme si c’était de la peinture sauf que ça sèche vachement plus vite, ça ne pue pas et que je m’en mets pas plein les doigts (rires).
Sceneario : Il y a aussi beaucoup de grandes cases dans l’album.
Bruno Bellamy : Euh … ouais ! J’ai envie de mettre mes petits dessins en valeurs (rires). Je me sens plus à l’aise sur trois strips. J’ai un peu de mal en tant que lecteur avec les bandes dessinées où les images sont réparties en quatre strips. Une page ça se lit comme une globalité. On a un point de vue général sur une double page et il y a déjà une mini histoire qui se présente d’un seul bloc à la rétine on va dire. Après je vais la retraiter en prenant les cases une par une et sur quatre strips je trouve en manière générale que c’est un peu chargé et je m’y perds. J’avais donc envie de faire une mise en page qui corresponde à celles que j’aime bien.
Bon ça ne veut pas dire que je rejette radicalement le quatre strips. Dans Sillage par exemple, c’est une série où il y a vachement plus de cases par page mais dont je suis quand même un grand fan.
Sceneario : Même sans parler des bellaminettes, je trouve que ton style de dessin se rapproche du manga.
Bruno Bellamy : Oui, il y a un côté grands yeux, petite culotte (rires). J’ai été vachement influencé par les manga. Au début de ma carrière je faisais une série de cartes postales chez un petit éditeur qui s’appelait Edena, et qui publiait des produits dérivés genre cartes postales, posters, port folio, … C’est là bas que j’ai eu l’occasion de rencontrer Moebius et c’était assez magique. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré Geof Darrow, qui débarquait de Californie pour travailler avec Moebius. Il est un peu plus connu maintenant depuis qu’il a fait le design des Matrix. C’est un gars super sympa, vachement gentil.
En voyant mes dessins, il m’a dit "c’est marrant, ça me fait penser ce que font les Japonais". Il m’a alors montré des petits bouquins qu’il avait ramené de Californie, car à l’époque cela avait déjà un succès considérable là-bas. Ce sont les livres d’un certain Akira Toriyama.
Sceneario : L’auteur de Dragon Ball, je crois ?
Bruno Bellamy : Oui mais c’était à l’époque de Docteur Slump. Je suis tombé raide dingue de ces trucs-là. Il y avait aussi le club Dorothée. Le Docteur Slump, c’était extraordinaire, ça avait beau être écrit en japonais, on regardait les pages et on comprenait l’histoire. C’était vraiment de la pure bande dessinée parfaite pour moi.
Sceneario : C’était des imports alors ?
Bruno Bellamy : Oui, du pur import. Il n’y avait pas de manga traduit en français à l’époque. J’allais dans les librairies japonaises de Paris comme Tokyodo rue sainte Anne, qui n’existe plus maintenant, et je commandais les manga de Toriyama. Ça venait par bateau, il fallait attendre trois mois. Les libraires se demandaient qui pouvaient être ces mecs qui achètent des bouquins par cartons alors qu’ils ne savent même pas les lire. C’était marrant alors que maintenant les boutiques japonaises sont à moitié remplies de manga. C’était quand même une autre époque.
Mais c’est vrai que les mangas m’ont beaucoup marqué. J’ai été très très impressionné par cette qualité de narration beaucoup plus que par certains codes graphiques qui étaient assez présents. Il y avait une narration exceptionnelle car, comme je l’ai dit, même sans les bulles, on arrivait à comprendre les gags et c’était efficace. Ce sont les rois de la narration et c’est toujours vrai aujourd’hui.
Sceneario : Tu as essayé d’utiliser leurs techniques dans Showergate ?
Bruno Bellamy : Je ne sais pas si on pourra dire de Bellamy que c’est un roi de la narration. Je crois que c’est surtout une influence. Maintenant ça converge avec une ambition que j’avais au tout début, quand je commençais à faire des bellaminettes. C’est assez loin de Toriyama mais je pense plus à vidéo girl aï. On voyait arriver une bande dessinée, dont une partie s’adressait à l’imaginaire érotique des adolescents de manière pertinente.
C’est à dire qu’à cette époque il n’y avait pas grand chose pour nourrir l’imaginaire érotique. Il y avait Colombe Tiredaile et Laureline. Mais en dehors de ça, il n’y avait rien et ce n’était pas complètement fait exprès. Mon ambition c’était ça, je voulais combler l’espace, qui était béant et terrible, qu’il y avait entre Oui-Oui et Penthouse. il y avait bien des trucs romantiques et mièvres mais bon …
Donc voila mon ambition c’était de faire quelque chose de sensuel, de mystérieux, de romantique de soft. Il me semble n’avoir pas trop cafouillé dans ce domaine, si j’en crois les témoignages de filles que j’ai recopié sur mon site. Il y a un public féminin fan de jeu de rôles ou qui ont bien aimé Sylfeline et qui a l’air de bien apprécier les bellaminettes. C’est aussi un peu ce public là que je vise au travers de Showergate, qui est quand même une histoire romantique. C’est l’histoire d’une jeune fille qui est un peu inquiète de son image etc… et il y a un contenu érotique mais assez soft qui essaye d’avoir du sens. C’est aussi beaucoup en cela que les mangas m’ont influencé. Pas tellement par un apport de contenu, mais en me montrant que c’était possible.
Sceneario : Pour Showergate, j’ai l’impression qu’il y a ‘trois niveaux’ : le monde réel d’où elle vient, le monde fantastique où elle se retrouve et le monde des rêves où elle navigue sans trop savoir où elle est ni pourquoi.
Bruno Bellamy : Oui bien sûr. On dit toujours qu’il n’y a que deux scénarios, le magicien d’Oz et Roméo et Juliette. C’est vrai qu’il y a l’idée du voyage comme dans le magicien d’Oz, on est catapultés un peu n’importe où. Il y a une espèce de voyage initiatique à faire pour rentrer à la maison. C’est une trame que j’adore
Sceneario : Elle rentre à la maison à la fin mais elle le regrette.
Bruno Bellamy : C’est là qu’intervient la partie du scénario Roméo et Juliette. Elle a rencontré un beau jeune homme et elle s’est rendu compte qu’elle ne tenait pas autant que ça à rentrer à la maison. Mais bon je ne vais pas raconter toute l’histoire (rires).
Sceneario : J’ai aussi eu l’impression de retrouver Alice au pays des merveilles sur certaines planches.
Bruno Bellamy : Oui, il y a aussi une grosse référence à Alice au pays des merveilles car c’est un peu déjanté et surréaliste et les petits lapins. Il y a beaucoup de petits lapins
Sceneario : Surtout cramé celui il m’a beaucoup plu (rires ).
C’est un cycle prévu en combien de tomes ?
Bruno Bellamy : Pour l’instant, tel que je l’ai écrit c’est une trilogie (ndlr : depuis cette interview, sur le site de Showergate Bruno Bellamy a annoncé que ce sera un cycle en deux tomes) avec quand même un début et une fin pour chaque tome. Je ne veux pas faire des histoires où on est coupé en plein milieu d’une action où on ne sait pas ce qui va se passer.
J’espère que cela va bien marcher et que les lecteurs vont y trouver autant de plaisir à le lire que moi j’en ai eu à le faire. Si ça marche, j’ai déjà des scénarios en réserve pour au moins un quatrième et un cinquième, et en parallèle de Showergate, je commence d’autres scénarios pour d’autres projets, d’autres séries. Ils seront peut-être dessinés par d’autres, je n’en sais rien, vu que les scénarios ça va plus vite à faire que les planches. Il est probable que je n’aurai pas le temps de tout dessiner. Mais ça ne veux pas dire que tout mes scénarios sont bons ou exploitables.
Sceneario : Tu aurais aimé dessiner pour un autre scénariste ?
Bruno Bellamy : Là mathématiquement ça ne se tient pas. Si j’écris d’autres histoires, j’aimerais autant les dessiner moi-même. Mais si je n’ai pas le temps de les dessiner, je les ferais peut-être dessiner par d’autres si ça se goupille bien. Du coup, ça ne me laisse pas de temps de dessiner pour d’autres.
Mais de toute façon, l’expérience avec Marc Bati, ça a été une aventure géniale. J’ai appris plein de trucs. Indirectement, j’ai reçu l’enseignement de Moebius, ce qui est quand même vachement précieux. Et le fait que Marc soit un super pote, on habitait juste à côté l’un de l’autre et on a travaillé ensemble. Moebius m’a aussi donné plein de conseils, etc. Tout cela était un apprentissage vraiment génial. Mais là j’ai vraiment envie de me bousculer et de m’obliger à faire des trucs que je ne savais pas faire avant, comme écrire des scénarios. Je me pose un défi, je veux apprendre. J’ai encore du mal à dessiner des mecs qui soient suffisamment convainquants.
Il me semble qu’au niveau des décors, j’ai fait des progrès. Car quand on a fait pendant vingt ans des nanas à poil sur fond blanc, les décors ne sont pas évidents à faire. Alors je me bouscule, je me force à faire des trucs qui sont difficiles pour moi. J’espère que cela va marcher.
Sceneario : Tu préfères dessiner quelle période de l’histoire : la sf du début/fin ou le ‘médiéval’ du milieu ?
Bruno Bellamy : J’ai envie de faire de tout. Je ne vais pas trop rentrer dans les détails mais c’est qu’il va y avoir d’autres voyages dans la série. A chaque fois cela va se dérouler dans des décors totalement différents. Le point de départ c’est le contexte vraiment sf dans lequel on est au début de l’histoire et à chaque fois on visite des univers qui vont être de caractéristiques très différentes. Ce sont des mondes alternatifs, pas spécialement médiévaux.
Sceneario : Beaucoup de recherches ?
Bruno Bellamy : Oui vraiment beaucoup de recherches et un boulot de préparation assez considérable qui me passionne. Je suis ravi, je suis le réalisateur, l’accessoiriste, le décorateur, le costumier, …
Sceneario : L’animal de Ludivine a pas mal changé entre la version web du début de Showergate et maintenant.
Bruno Bellamy : Il s’appelle Skouich et oui, il avait une forme différente. De toute façon, entre le projet qui a démarré sur le web sous la forme d’une improvisation et la bande dessinée, il y a quand même de grandes différences. Beaucoup de choses ont été re-conçues ou retravaillées.
Sceneario : Un détail que j’aime bien sur le site web c’est l’état d’avancement.
Bruno Bellamy : Ils y sont toujours, ce sont des petits compteurs que j’ai programmés moi-même en php. Mais bon j’ai remis les compteurs à zéro et j’attaque le deuxième tome.
Sceneario : Merci.
(*) terme venant du dessin de la pin-up que dessinait Bruno dans Casus Belli et qui a été utilisé très longtemps pour qualifier ses pin-up sur son site web, magazine, …
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