Interview

Interview de Vincent Wagner, auteur de Wild River

Sceneario.com : Bonjour Vincent. Pouvez-vous en quelques mots nous parler de votre passé avant de faire de la bande dessinée ?

Vincent Wagner : Lorsque je suis sorti, en 1995, de l’atelier d’illustration de Strasbourg, je rêvais déjà de faire de la bande dessinée. Pour mon diplôme, j’avais réalisé un projet de 170 planches de BD (toutes dessinées ! Et oui, on est fou quand on est jeune) et monté un dossier béton pour l’édition. Mais à l’époque personne n’en a voulu au motif que j’étais inconnu et que le projet était trop ambitieux. Cela m’a un peu refroidi. J’ai fait un peu de pub, j’ai créé plusieurs spectacles de marionnettes et fait quelques tournées dans l’Est pour des sociétés de production. Puis j’ai bossé quelques temps dans un Musée d’Histoires Naturelles, à dessiner des taxidermies (et des taxidermistes). Je suis devenu conteur, ai fait quelques spectacles… Accessoirement, je montais de nouveaux projets BD, ainsi que des projets pour la Jeunesse. Et c’est finalement la Jeunesse qui a décidé de me faire confiance sur un de mes textes. En 2001, j’ai sorti mon premier album. Depuis, j’en ai publié onze chez différents éditeurs jeunesse.

Sceneario.com : Comment a débuté la passion du dessin, de la bande dessinée ? Quels ont été vos influences ? Quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?

Vincent Wagner : Je suis de cette génération qui a été nourrie au biberon de la BD franco-belge. Mes parents étaient des littéraires. J’étais le dernier d’une fratrie de 4 enfants, tous passionnés par les arts et l’écriture. Avec mon frère ainé, je dessinais, pour m’amuser, des BD, dès 8 ans, sur des blocs de papier à lettre A5 que je cousais moi-même (quand on a le virus, on ne se refait pas !)… Alors bien sûr je lisais tout ce qui se faisait à l’époque pour mon âge ( Peyo, Hergé, Franquin, Goscinny, Salverius-Cauvin etc…) mais aussi ce que lisaient mes frères et soeurs ( Martin, Fred, Druillet, Caza, Bilal, Moebius puis Bourgeon, Yslaire, Juillard, Pratt, Manara…) J’en oublie. Après il y a eu mes découvertes personnelles Alors, les influences, évidemment on en a tous. Elles sont nombreuses et tellement variées ! C’est peut-être ce qui fait un auteur : la "digestion", si j’ose dire, de tout ce qu’on a pu voir et lire.

Sceneario.com : Donc, vous avez s fait quelques livres jeunesses, puis vous avez rencontré Roger Seiter pour La sorcière de Bergheim. Pouvez vous nous parler de cette rencontre ? Comment est Roger Seiter, l’homme et le scénariste ?

Vincent Wagner : Nous nous sommes rencontrés par hasard, à l’occasion du salon du livre de Nancy en 2001. Je dédicaçais alors Gare au hibou !, mon premier album jeunesse. Lui présentait le tome 2 de Fog avec Bonin ainsi qu’une BD régionale avec Carmona. Nous nous étions aperçus un an plus tôt à Sierre et il se souvenait de moi. Il aimait beaucoup mon album. On est allé boire un coup dans un pub et il a évoqué ses projets. On a chacun repris nos chemins jusqu’à l’année suivante. Fin 2002, Carmona a souhaité poursuivre l’aventure BD seul et Roger cherchait un dessinateur pour réaliser un nouvel album régional. Il m’a demandé si je voulais tenter le coup. J’étais disponible. Je souhaitais depuis longtemps faire quelque chose sur la chasse aux sorcières. Le sujet intéressait Roger. L’éditeur nous a suivi et on s’est lancé dans la réalisation de la Sorcière de Bergheim. J’ai fait 30 planches en noir et blanc et tout d’un coup l’éditeur n’a plus voulu du projet. On l’a proposé aussitôt à un autre éditeur qui, au lieu de le prendre, m’a demandé de faire un autre album. Comme nous n’étions pas pressés pour la Sorcière, j’ai pris 5 mois pour faire cet autre album avec Thierry Wintzner au scénario et Francis Keller à la couleur. Dans la foulée, un troisième éditeur, BF, s’est montré intéressé et on a pu terminer deLa Sorcière de Bergheim. (C’est parfois compliqué, de faire un album) Roger Seiter est devenu un ami. Je crois qu’on se comprend très bien. C’est utile quand on travaille ensemble… De plus, c’est pour moi un vrai scénariste. Il sait raconter des histoires. Elles sont intéressantes, bien construites, bien dialoguées, admirablement documentées. Roger a une formation d’historien. Il est très cultivé et a beaucoup de choses à apporter. C’est une chance que de faire des albums en sa compagnie.

Sceneario.com : D’ailleurs, ensemble, vous avez adapté Wilkie Collins en BD avec le diptyque Mysteries chez Casterman. Comment travaille-t on avec lui ? Comment adapte t’on une œuvre littéraire en images ? Qu’elles ont été vos influences pour que vous puissiez retranscrire cette époque ?

Vincent Wagner : Avec Mysteries, j’ai eu pour la première fois le sentiment de pouvoir dessiner un album de bande dessinée comme je le souhaitais. J’allais pouvoir m’exprimer, me faire totalement plaisir. Avec La Sorcière de Bergheim, l’éditeur avait abandonné le projet en cours de route. Il m’a fallu redessiner l’album complètement, dans un style plus classique, et un peu impersonnel pour le publier chez BF sans froisser le premier éditeur. Mysteries, c’était donc différent. Je me suis plongé dans les romans de Wilkie Collins, d’Anne Perry, ainsi que dans ma documentation personnelle. J’ai beaucoup regardé les tableaux des peintres sociaux britanniques de l’époque victorienne (Walker, Fildes, Holl, Whistler, Tissot, Power Frith, Rossiter, Brown, Forbes, Sickert, Dyce etc…) ce qui m’a permis d’appréhender la couleur, de sentir l’ambiance générale de la société anglaise dans cette période clef de son histoire et de reconstituer des villes aujourd’hui transformées. J’ai compulsé toute l’architecture victorienne, les trains, métros et véhicules à vapeur, cabs et autres attelages, les arts décoratifs… J’ai étudié leur façon de décorer leurs intérieurs etc… J’ai regardé des films… J’attache toujours une très grande importance à la documentation. On ne doit pas montrer ou raconter n’importe quoi au risque de décrédibiliser le récit. C’est respecter le lecteur autant que le travail du scénariste. Ici, en l’occurence, c’est aussi respecter l’oeuvre de Wilkie. J’ai choisi un graphisme anguleux, des couleurs sourdes pour mieux retranscrire visuellement cette société corsetée dans ses manières, cruelle et hypocrite, noyée dans la grisaille de la Révolution industrielle, gothique… Adapter en BD un roman d’époque est très compliqué. Mais c’est plus le travail du scénariste que du dessinateur. Roger, de ce point de vue là, n’a rien à prouver. Il a su le faire avec brio, et c’est un bon appui pour réaliser le visuel.

Sceneario.com : Prévoyez vous une autre suite à cette série ?

Vincent Wagner : Les envies ne manquent pas. Roger a adapté et complètement scénarisé un deuxième roman de Wilkie Collins. J’en ai réalisé quelques planches et amassé une énorme documentation. L’univers y est très différent puisque nous quittons l’Angleterre pour l’Italie. J’ai même fait quelques voyages sur place pour goûter l’atmosphère des lieux. Ce n’est pas encore d’actualité. Tout dépend pour le moment des désirs de Casterman.

Sceneario.com : Venons en à votre actualité. Mars 2008 voit la sortie de Wild River, un récit d’aventures situé au début du XIXème siècle en Amérique du Nord. Et toujours avec Roger Seiter. Pouvez vous nous en dire quelques mots ?

Vincent Wagner : Nous sommes en 1810, dans le Missouri, sur la Frontière. Robert Frazer est un ancien soldat de l’armée américaine. Il a participé, quelques années plus tôt, à une expédition d’exploration de l’Ouest américain depuis le Missouri jusqu’au Pacifique, celle des capitaines Lewis et Clark. Grâce à la réussite de cette expédition, il a reçu une belle somme d’argent du gouvernement américain et il a pu se bâtir une ferme sur la frontière où il s’est installé avec sa femme et son fils. Sa vie y est paisible puisqu’il entretient de bonnes relations avec les tribus indiennes locales. Mais, alors qu’il se rend en ville pour chercher son jeune frère venu de l’Est pour installer un cabinet médical, sa ferme est attaquée par un groupe de guerriers crows rattachés à la révolte du chef shawnee Tecumseh. Ce dernier, qui s’inquiète de voir les Blancs repousser les indiens vers l’Ouest, exhorte depuis plusieurs années les indiens à s’unir contre les Blancs. Il souhaite bâtir une grande confédération indienne libre. C’est ainsi que la femme et le fils de Frazer sont enlevés et emmenés vers les Rocheuses par les crows. Robert Frazer, de retour chez lui, comprend ce qu’il s’est passé et part aussitôt à la poursuite des crows dans l’espoir de retrouver les siens sains et saufs. Mais le chemin est semé d’embûches et la poursuite haletante et compliquée… Nous avons voulu faire un western âpre, dur, réaliste. Ce qui nous a intéressés, c’est d’essayer de comprendre ce qui pouvait se passer dans la tête de gens ordinaires projetés soudainement dans une tourmente qui les dépasse. Que vont-ils faire ? Quelles vont être leurs réactions ? Comment vont-ils se révéler ? Comment vont-ils évoluer ? S’il y a de vrais salauds (sans lesquels il n’y a pas de vrai western), la plupart des personnages sont à l’image de la vie : ni tout noir, ni tout blanc. Ils peuvent à tout moment sombrer comme se relever.

Sceneario.com : Comment avez vous « attaqué » cette nouvelle série ? Avez-vous eu des influences pour vous replonger dans cette période ? Est-ce facile de passer de l’ Angleterre du XIXème à un récit se situant dans l’ Ouest sauvage en 1810 ?? Avec l’Alsace du XVIIème, on va bientôt vous classer auteur historique. Pourquoi ne pas faire un récit actuel ?

Vincent Wagner : Cela ne me dérange pas d’être classé "auteur historique". Pour tout dire, ce qui n’existe plus me fait plus rêver que ce que je vis aujourd’hui. J’aime fouiner dans les bibliothèques et les librairies, partir à la découverte des civilisations du passé… Dessiner des Indiens d’avant la Conquête de l’Ouest, dans des paysages magnifiques, au moment où ils peuvent encore damer le pion aux anglo-saxons, au moment où leur culture est encore intacte est tout de même plus passionnant que de dessiner des voitures et des immeubles ! Alors c’est vrai, dessiner Wild River après Mysteries demande un petit moment de réflexion et d’adaptation. Je ne pouvais pas traiter cette saga graphiquement de la même manière. Ici, on change radicalement de registre. L’Ouest sauvage a si peu à voir avec la société victorienne ! D’un côté, on a une intrigue intimiste à la Agatha Christie, avec des personnages raides et étriqués, coincés dans les convenances, vivant dans des lieux clos et encombrés. De l’autre, on a affaire à une aventure riche en actions et événements dramatiques; les personnages font pour ainsi dire corps avec la nature sauvage. Ils se dénudent. Les relations humaines sont à la fois plus âpres et plus franches. Graphiquement, cela se traduit par un dessin plus réaliste, plus courbe. Adieu le trait anguleux de Mysteries ! Pour Wild River, j’utilise beaucoup le pinceau pour assouplir les formes. Le traitement de la couleur est aussi très différent. Je l’ai voulue chatoyante et sauvage, à l’image des costumes de perles et des maquillages des Indiens des Plaines. Je me suis aussi beaucoup aidé des aquarelles du peintre Karl Bodmer qui, au début des années 1830, a parcouru les grandes plaines et le Haut Missouri pour y peindre les tribus indiennes. Dans ses peintures, les détails des costumes, des campements, des visages, les couleurs, sont véritablement fascinants. J’ai aussi demandé à Roger de réduire le nombre de cases à la planche, ainsi que la quantité de textes pour davantage laisser la place à l’image et à l’action. Je souhaitais pouvoir réaliser des images plus amples afin de mieux faire ressentir les grands paysages de l’Ouest. Beaucoup de changements, donc… A regarder les deux séries, on pourrait presque croire que ce n’est pas le même dessinateur. C’est amusant. En tout cas, cela m’a paru nécessaire pour réaliser cette nouvelle saga. Sans ces changements, je pense que le résultat aurait sonné faux. A vrai dire, cela n’aurait pas fonctionné du tout. Je pense qu’un dessinateur doit pouvoir adapter au besoin son trait au récit et au thème qu’il traite car le dessin doit coller à la peau de l’histoire qu’il met en valeur. Je fonctionne de la même façon dans mon travail pour la Jeunesse. Regardez cet exemple fameux par cet immense dessinateur qu’est Uderzo : avant de dessiner Astérix, il avait repris Tanguy et Laverdure. Vous imaginez Astérix dessiné comme Tanguy et Laverdure ? On peut multiplier les exemples…

Sceneario.com : Intervenez vous sur le scénario de Seiter ? Vous laisse t’il « improviser » , adapter une case à votre guise ? ou bien devez vous suivre le scénario ?

Vincent Wagner : Roger écrit un synopsis complet d’environ 8 pages pour chacun de ses albums. A cette occasion, j’ai tout loisir d’apporter mes remarques, mes points de vue, voire des idées complémentaires. C’est un moment important où je suis vraiment impliqué dans son travail, même s’il a évidemment le dernier mot (c’est quand même lui le scénariste !). Après cela, il rédige le découpage des 46 planches et me le donne à lire. Là encore, je peux apporter des remarques. Quand enfin il est convaincu et satisfait de son travail, il me remet la mouture définitive et je peux commencer à transcrire l’ensemble en images et en planches. L’avantage énorme c’est que lorsque je commence à dessiner j’ai une vision globale du récit que je vais réaliser. Je sais exactement où je vais. Après, Roger est plutôt souple. Il me laisse composer mes planches comme je le souhaite, pourvu que je respecte les dialogues et que l’ensemble fonctionne à la lecture. Il m’arrive de supprimer ou de rajouter une case ici et là pour améliorer visuellement la compréhension du récit, ou de déplacer des phylactères d’une case à une autre, mais c’est plutôt rare. Roger est un perfectionniste et, normalement, le visuel fonctionne du tac au tac en suivant le découpage. Là dessus, je mets Roger à contribution et lui envoie chaque planche dans toutes ses étapes pendant leur réalisation. Cela lui permet de réagir lui aussi et de donner ses impressions.

Sceneario.com : avez-vous d’autres projets en attente ?

Vincent Wagner : Le tome 3 de Mysteries qui, je l’espère, prendra vie.

Sceneario.com : avant de nous quitter, quel a été votre dernier coup de cœur en BD ?

Vincent Wagner : Mon dernier coup de coeur va pour un très grand dessinateur et raconteur d’histoire : Toppi.

Sceneario.com : votre dernier coup de cœur en littérature ?

Vincent Wagner : Contrairement à Roger, je lis très peu de romans. Mais celui qui m’a le plus marqué, tant par son humour satyrique que par l’intelligence de son histoire est "Le Pauvre Christ de Bomba" de Mongo Beti.

Sceneario.com : Et cinématographique ?

Vincent Wagner : Woody Allen. Toujours lui…

Sceneario.com : Merci Vincent pour ce temps passé avec nous et à bientôt.

Vincent Wagner : Merci à vous.

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