Interview

Interview Marc CHALVIN

Sceneario.com: Pour démarrer, je voulais savoir comment était né le projet ?

Marc CHALVIN: Comme pas mal de choses, ça s’est passé pendant le confinement, l’idée de sortir et de ne plus voir d’humain, mais des pigeons et des corbeaux, je me suis dit que c’était intéressant, qu’il y avait des choses à faire, d’autant qu’il y avait tout un contexte politique, le macronisme et tout ce populisme en Europe… Du coup, cette idée du corbeau cruel qui s’occupe des pigeons, c’est venu comme ça.

Sceneario.com: C’est vrai que dans le comportement des pigeons, on reconnait aussi pas mal de choses bien significatives de cette période, on avalait les rumeurs comme elles venaient, sans se poser de questions. On a presque le sentiment, toutefois, que derrière Pigeons il y a une sorte de nécessité de rentrer dans un propos plus métaphorique pour dénoncer des choses. Cet aspect dénonciateur était important pour vous dès le début ?

Marc CHALVIN: Oui, effectivement. Je viens du dessin de presse, je m’intéresse à la société dans laquelle je vis et j’aime bien cette idée que plutôt que faire du dessin sur la politique et les politiciens, je fais des dessins sur l’impact de la politique sur les gens. J’aime faire le « pas-de-côté », c’est-à-dire à la fois regarder les gens, le peuple représenté par les pigeons, et les dirigeants incarnés par le corbeau, de voir à quel point il y a une interaction, on est lié, des victimes consentantes. Le corbeau est à la fois le méchant qui nous manipule, qui raconte tout ce qu’il veut et en même temps les pigeons sont des victimes « heureuses ».
Au départ, on voulait mettre un sous-titre « Exploités et fiers de l’être », parce que c’est ça aussi, on est là, on n’arrête pas de râler, mais on ne veut surtout pas décider nous-même, ça nous fait peur. On tape du pied, mais ensuite papa vient nous dire « ça suffit, on rentre »

Sceneario.com: Le fait que vous ayez aussi tout un bagage press, avec pas mal de travaux dans l’institutionnel, ça vous a amené à pas mal synthétiser. C’est quelque chose qui vous tient à cœur ce format court, les strips ?

Marc CHALVIN: Oui, c’est un langage que j’aime bien, que je maîtrise. J’aime bien cette idée qu’en quelques traits, on synthétise, avec des phrases un peu choc. Avec Pigeons, c’est parti sous la forme de strips et tout d’un coup, il y a une mouette qui est apparue, qui pouvait être un peu comme l’auteur, qui regardait les pigeons vivre et le comportement du corbeau, « Korbak » et qui se disait à un moment « mais c’est plus possible ». C’est en quelque sorte une anarchiste libre penseuse, elle regarde tout ça et ça l’agace. À partir de son arrivée, l’idée des élections est apparue, j’ai utilisé un principe simple que les américains font régulièrement, comme me l’a montré un ami illustrateur que je remercie en début d’album, Boutanox, c’est-à-dire raconter une histoire complète par le biais de strips indépendants. C’était amusant pour moi de trouver à chaque page une petite formule un petit gag ou une chute intéressante, mais que tout cet assemblage de strips forme une vraie histoire.

Sceneario.com: Qu’il y ait un fil conducteur tout du long

Marc CHALVIN: Exactement. Dans la premier chapitre, c’est une présentation de leur monde, et mise à part cette histoire de graines sur 4 ou 5 pages, ce sont des petits « récits » qui n’ont pas de suite directe. Par contre, dès le moment où il y a les élections, ou la mouette arrive, ça devient vraiment une histoire qui se suit sur la longueur.

Sceneario.com: C’est assez cohérent sur l’ensemble, même avec le début qui est plutôt introductif, comme vous dites. On sent progressivement le propos arriver sur le fait qu’en effet ce sont des pigeons, avec une cervelle de pigeon, justement, ils se font mener par le bout du bec…

Marc CHALVIN: Ce sont des crétins, mais on fini par avoir de l’affection pour eux. C’est nous, on est tous un peu des crétins 😉

Sceneario.com: Vous parliez des strips américains, je me souviens avoir lu, quand j’étais étudiant, « Le Baron Noir » de Got et Petillon, avec le méchant aigle et les moutons stupides, par exemple, il y a quelque chose d’assez fort, métaphoriquement parlant, avec ce monde animalier, les signifiants. Ça vous parle en quelque sorte cet héritage des strips ?

Marc CHALVIN: Oui, c’est amusant, on est influencé par pas mal de choses et on ne s’en rend pas toujours compte sur le coup, ça vient ensuite. Après avoir terminé Pigeons, je me suis rappelé que dans les années 80, je lisais dans les journaux le Baron Noir, je ne m’étais pas forcément rendu compte de cette influence inconsciente.

Sceneario.com: Sans forcément mettre en avant une hypothétique filiation, je pensais aussi à des choses comme « La ferme des animaux » d’Orwell ou « Le Génie des Alpages » de F’Murr, où l’on sent bien que par le biais des animaux, il y a des messages, des caractères forts qui ressortent.

Marc CHALVIN: Nous les humains on a simplifié le comportement des animaux de façon caricatural. Alors qu’un être humain, surtout au XXIème siècle, est un être extrêmement complexe. Dans l’inconscient collectif, un cochon, un lion, un gorille, un serpent, tout le monde voit tout de suite leur personnalité, Donc c’est très simple de prendre un animal, pour en faire un personnage. Et un corbeau, c’est un méchant, on ne se pose pas la question. On ne se demande pas s’il a une famille, des enfants…  et à partir de cette base, on peut facilement créer un personnage.

Sceneario.com: C’est en effet tout l’intérêt. Dès qu’on commence à lire, les pigeons, avant qu’ils aient ouvert le bec, on les a identifiés. Ça nous permet de rapidement aller au cœur du propos, sans avoir à donner des tonnes d’explications.

Marc CHALVIN: Tout à fait, c’est de l’archétype.

Sceneario.com: Sans entrer dans les détails de l’actualité, mais on est dans une période avec de nombreux remous, c’est important, dans ce cadre, la caricature, passer des messages ?

Marc CHALVIN: Ce qui m’intéresse c’est le côté philosophico-sociologique. On voit bien, malgré tout, comment nos propres gouvernants deviennent des « animaux » qu’on peut tout de suite catégoriser. Si on prend Trump, par exemple, il a simplifié les choses, il se présente lui-même comme un personnage noir et blanc… Il n’y a pas de gris dans ce gars… On voit bien comment nos hommes politiques, nos présidents, mais nous aussi, nous simplifions les choses, nous allons vers les excès, on n’entend plus que les extrêmes. Ça m’intéressait aussi de parler de ça dans cet album.

Sceneario.com: J’ai l’impression que ça ressort justement assez bien dans les séquences ou le corbeau plaide pour sa cause et que dans le même discours il explique aux pigeons qu’il veut leur bien, mais en même temps, il leur explique très clairement, de façon complètement décomplexée que la liberté ce n’est pas bien.

Marc CHALVIN: La démocratie, la liberté, ce sont des choses extrêmement complexes à gérer. Il faut vraiment être « adulte » pour être libre, responsable, attentif aux autres… C’est ce qu’explique la mouette un peu plus loin. Elle a un discours sur la liberté ou elle commence par dire que la liberté c’est super, mais elle rajoute que la liberté c’est aussi l’écoute des autres, être attentif, ne pas vivre que pour soi, la communauté, le partage… Et les pigeons lui répondent que si la liberté c’est ça, ce n’est pas mieux que ce que propose Korbak ! Le corbeau, lui, sait très bien que les pigeons sont incapables de gérer ça et que c’est pour ça qu’ils ont besoin de lui. Il dit aux pigeons, « Attendez, la liberté, vous ne savez pas faire, laissez-moi m’en occuper »

Sceneario.com: D’autant que pour le pigeon, une partie de sa conception de la liberté c’est de se dire qu’il y a une partie de la situation à laquelle il n’a pas à réfléchir car on y réfléchit à sa place, ça lui va très bien comme ça.

Marc CHALVIN: Ça le soulage, c’est pour ça que j’ai mis cette petite phrase de Godard, en exergue, « Donnez-nous la télévision et une auto, mais délivrez-nous de la liberté. ». Cette phrase est extraordinaire, tout est dit sur notre société.

Sceneario.com: D’ailleurs, dans Pigeons, ce qui est très intéressant c’est toute la partie « discours interne » est très bien vue. Vous ne vous attardez pas sur la finalité de ces élections, mais vous développez beaucoup les discussions des pigeons entre eux. On sent qu’il y a un process qui se met en place, un mode de pensée qui renvoie à beaucoup de choses qu’on a pu voir autour de nous.

Marc CHALVIN: C’est vrai qu’en ce moment, cette idée de la manipulation, par exemple, est très présente dans notre société.

Sceneario.com: J’ai l’impression malgré tout, que beaucoup s’en suffisent aussi.

Marc CHALVIN: Oui, le changement c’est maintenant, mais surtout le changement c’est angoissant si on y réfléchit. Le changement ouvre des perspectives ou l’on serait plus libre et moins manipulé, mais ça nécessite aussi des devoirs. Un comportement qu’ils ne sont pas à même de pouvoir supporter, assumer.

Sceneario.com: Sur ce plan là, je trouve que la mouette est intéressante. Même si elle se rend compte que c’est un peu compliqué de discuter avec les pigeons, elle ne baisse pas les ailes, on va dire, elle y va quand même, allez, je vais tenter le coup, il faut qu’ils prennent conscience de ce qui se passe, même si le Korbak vient un peu la narguer.

Marc CHALVIN: Oui, lui ça l’amuse, il connait bien ses pigeons.

Ce que j’ai voulu dans ce projet, c’est de ne pas fermer le propos. Ne pas mettre que mes propres idées, laisser le champ ouvert.

 Korbak, Mouette , les pigeons, ils ont tous une petite faille. La mouette elle aussi veut faire changer les pigeons malgré eux… Le corbeau lui dit à un moment donné, « Mais finalement, on est pareil tous les deux, on veut penser pour eux ».

Sceneario.com: La différence entre les deux c’est peut-être que la mouette, elle, a une cause et c’est peut-être ce qui peut effrayer les pigeons, ça fait un peu la mouette complètement allumée, dans son truc. Alors que Korbak, lui il n’a pas de cause, il le dit direct, il n’est pas dans la nuance.

Marc CHALVIN: Il ne cache pas son jeu. Mais ce que la mouette propose aux pigeons ça les effraie, c’est un aspect de la liberté qui leur demande de l’implication, d’être un peu plus adulte, de ne pas juste se dire je fais mes œufs, je veux juste être tranquille.

Sceneario.com: Ce qui est rigolo aussi, c’est que même ceux qui se font massacrer parce qu’ils ont fait une connerie se font montrer du doigt. Le pigeon qui se fait écraser ne se fait pas plaindre mais juger ben t’avais qu’à pas traverser.

Marc CHALVIN: Au début ils le plaignent, mais on leur dit juste un petit truc et ça suffit pour les retourner. Parce que voilà, s’ils commencent à se questionner sur le pourquoi ils s’étaient indignés au premier abord, c’est peut-être un peu dangereux, alors ils reviennent vite à la norme.

Sceneario.com: C’est peut-être tout l’intérêt, justement, de passer par une fable animalière, ça parle plus d’un effet de masse d’une société, plutôt que de cas particuliers.

Marc CHALVIN: J’aime l’ idée de capter des choses que je ressens sans forcément prendre parti. La fable animalière permet à la fois d’être caricaturale, de poser les personnages facilement, tout en rajoutant de la subtilité derrière. Et même si les personnages eux-mêmes sont blancs et noirs, on identifie très bien le corbeau, la mouette et les pigeons, ce qui me permet, dans le scénario de mettre de la nuance.

Sceneario.com: Merci beaucoup Marc

Interview réalisée par Fred Grivaud en juillet 2023

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