Interview

Jean-Luc Masbou

Interview réalisée en Avril 2008

Sceneario : Comment es-tu arrivé dans le monde de la bande dessinée ? Ton parcours scolaire ?
Masbou :
Humm, chaotique ! (Rire)
C’était assez compliqué. Dans les années 70, quand en début d’année, le professeur en 6ième demandait ce que je voulais faire et que je répondais dessinateur de bande dessinée, cela paraissait bizarre. On n’imaginait pas que l’on puisse vivre d’un métier comme celui-là.
Je voulais devenir dessinateur de bande dessinée, mais je n’étais pas spécialement bon à l’école. Miraculeusement, j’ai réussi, après un cursus assez chaotique, à me retrouver aux Beaux-Arts.
J’ai fait deux écoles. Les Beaux-Arts de Pau où j’ai suivi les deux premières années d’enseignement général. Ensuite, on passait deux ou trois ans d’enseignement poussé dans une autre école qui préparait au métier que tu voulais faire. Pour le métier d’auteur de bande dessinée, c’était à Angoulême.

Sceneario : Avec le C.N.B.D.I ?
Masbou :
Non, le C.N.B.D.I n’existait pas encore. Il a été fabriqué la deuxième ou la troisième année de notre scolarité, je ne me souviens plus.
A Angoulême j’ai fait une expérience, j’ai redoublé ma première année des Beaux-Arts. Je n’imaginais pas que cela soit possible, mais si ! 
Et à la limite, tant mieux ! Je me suis retrouvé dans une classe où les élèves avaient un imaginaire et une façon de construire la bande dessinée qui étaient plus proche de la mienne. Il y avait Tiburce Oger, Mazan, Turf et mon futur scénariste Alain Ayroles. On était très copains car on avait la même façon de voir les choses. Il y a eu une grande émulation qui s’est produite entre nous. On ne s’est pas franchement jalousés mais tous enviés de voir les autres faire de la bande dessinée. On s’est tous poussés. On s’est tous donnés des conseils, …
Je crois que ce sont ces trois années qui m’ont permis de mélanger mes influences et d’arriver à mon style propre. Cela m’a aussi permis de concevoir la bande dessinée, la narration et le dessin de façon vraiment professionnelle.

Sceneario : C’est après les Beaux-Arts que s’est monté l’atelier Sanzot à Angoulême ?
Masbou :
Oui juste après. On s’était tous retrouvés à bosser dans le dessin animé par la force des choses car ce n’est pas évident de présenter des projets et de vivre de la bande dessinée. Moi, cela a pris six ans, et si entre temps tu n’as pas de métier, tu ne manges pas ! 
Le dessin animé nous a permis de vivre, de présenter des projets à des éditeurs et de rentrer dans le milieu de la bande dessinée petit à petit. On aimait bien travailler ensemble et on n’avait pas besoin de partir ailleurs pour faire de la bande dessinée, alors on s’est regroupés en atelier. Il y a eu une tonne d’autres ateliers avant mais qui se sont cassé la figure. Cela a évolué au fur et à mesure pour arriver au Sanzot. Alain Ayroles s’est mis à travailler avec Maiorana sur la série Garulfo. De capes et de crocs est aussi née comme cela.

Sceneario : L’histoire de De capes et de crocs était des aventures de jeu de rôles avant d’être des bandes dessinées.
Masbou :
Oui, on passait le plus clair de notre temps libre aux Beaux-Arts à faire des jeux des rôles et des soirées à jouer au lieu de faire des pages de bandes dessinées. Ceci dit, cela nous a beaucoup servi. La plupart des scénarii que l’on met en images actuellement sont basés sur les personnages des univers que l’on avait développés au fur et à mesure des parties de jeu de rôle. Donc c’est venu comme cela. Alain était le maître de jeu d’un univers que l’on avait appelé contes et racontars. Moi j’avais créé le personnage du loup qui ne portait pas le même nom que dans De capes et de crocs. J’avais un ami qui jouait le rôle du renard.
Quand on a eu l’idée de travailler avec Alain, je lui ai dit que ça serait amusant de mettre en image l’univers du jeu. Je trouvais les personnages du loup, du renard et du lapin complémentaires.

Sceneario : Dans De capes et de crocs, c’est difficile d’avoir à gérer le fait d’avoir à dessiner des animaux et des êtres humains.
Masbou :
C’est un petit peu particulier. Cela m’a demandé deux ou trois semaines de discussion avec Alain. On s’est juste posé deux ou trois questions. Es-ce qu’on va les habiller ? On leur met un pantalon, des bottes ? Ils vont faire quelle taille ? Généralement on triche, ce n’est pas trop gênant. S’ils étaient censés garder leur taille dans chaque case, Armand le renard serait tout petit, Don Lope le loup ne ferait jamais la même taille que Raïs Kader quand ils sont côte à côte. 

Sceneario : Même s’il y a des animaux, les personnages sont très classiques.
Masbou :
De capes et de crocs a une base de théâtre, de commedia dell’arte dont ont retrouve les personnages. Ils portent des masques. On a les stéréotypes de tous les personnages possibles et imaginables du théâtre ou des films de capes et d’épées qui nous ont tous bercés quand on était gamin. On a le méchant à barbichette, l’avare, le jeune premier, le serviteur un peu couillon, le comique de service,… 
Ils ont tous un masque finalement. Ce qui est intéressant en ce qui concerne le scénario, c’était de s’amuser avec ça. On s’aperçoit que certains personnages, qui avaient l’air stéréotypé et qui n’auraient jamais dû sortir de leur rôle, ont changés au fur et à mesure de l’histoire. On se rend compte que le couillon de service ne l’est pas tant que ça.

Sceneario : C’est le principe de l’histoire cachée d’Eusèbe qui traîne depuis un certain nombre d’albums !
Masbou :
Oui, lui c’est encore pire, il a un passé mais personne ne le connaît. Les autres, on connaît en gros leur passé. C’est même assez premier degré finalement. Le loup s’est battu avec le renard dans les Ardennes, ils ont eu des histoires d’amour… 
Ils ne sortent jamais de leur personnage. Comme le loup qui a le rôle du noble impitoyable par exemple.

Sceneario : A propos du méchant à barbichette, Mendoza, comment avez-vous rencontré l’acteur ?
Masbou :
C’était totalement accidentel, j’avais répondu à une interview où je disais que pour la tête du méchant, on avait décidé d’utiliser la tête de Guy Delorme, l’acteur qui jouait ce rôle dans les films de capes et d’épées avec Jean Marais. Cette interview est passée sur un site web et la fille de Guy Delorme, qui est fan de Garulfo et qui lisait aussi De capes et de crocs, est tombée dessus. Elle s’est aperçue que l’on parlait de son père. Elle nous a écrit une lettre. Je n’imaginais pas que Guy Delorme pouvait faire partie de notre univers. C’est un acteur. Il est derrière un écran et je ne lui avais jamais donné une consistance réelle. De fil en aiguille, il nous a contacté. Cela m’a fait super bizarre. On est devenu amis et on l’a rencontré sur un festival. On le voyait chaque fois que l’on allait sur Paris. On lui a demandé de nous faire une préface pour le septième album. Malheureusement il est décédé quinze jours avant la sortie de l’album. Il n’a pas pu voir l’album, ni la photo. En tout cas, je sais qu’il était très content de cet hommage.

Sceneario : J’ai l’impression qu’il y a eu une évolution dans les dessins et les couleurs
Masbou :
C’est étonnant car j’ai l’impression d’avoir la même technique. Pas la même palette, mais la même façon de concevoir mes décors et ma narration. J’ai appris cette technique dans le dessin animé. Je peins aux peintures acryliques.

Sceneario : Comme pour les cellulo des dessins animés ?
Masbou :
Oui à peu près. Sauf que l’acrylique par rapport à la gouache, c’est une peinture indélébile et qui sèche rapidement. Cela permet de travailler en épaisseur et de revenir sur une autre couleur sans qu’elles se mélangent. Avec de la gouache normale, quand tu mets du blanc sur du bleu, cela va se mélanger. Pour obtenir un blanc parfait, il faut utiliser des techniques spéciales.
Avec l’acrylique, quand je travaille mes ambiances de nuit, je pars d’un fond coloré médium et je rajoute mes couleurs en épaisseur en allant de plus en plus clair. Alors que pour les scènes de jour, c’est l’inverse. Je pars du blanc du papier pour avoir la lumière et je rajoute des couleurs en plus en plus sombres comme pour l’aquarelle.
Comme je le disais, cela vient des dessins animés, quand on faisait des décors. J’ai gardé cette technique car je la trouve pratique et que cela donne un éventail de colorisation assez grand.

On a l’impression que je change les couleurs. L’univers de De capes et de crocs permet des mises en couleurs différentes et de s’essayer à des tas de choses. Puisque les personnages partent sur la lune, on s’est dit avec Alain que l’on va pouvoir se permettre certaines libertés avec la mise en couleurs. Quand on raconte une scène, je n’aime pas toujours rester dans la même palette de couleurs. J’aime bien faire voyager le lecteur et pour le faire voyager, il faut trouver une palette de couleurs différentes chaque fois.

Sceneario : Ce qui donne un travail plus long et des sorties d’album plus éloignées …
Masbou :
Cela dépend des albums. Il faut à peu près un an et demi pour réaliser un album et on essaye de garder ce rythme. C’est passé parfois à deux ans, mais pas plus. C’était plus pour des questions mercantiles. Si on met trop longtemps pour faire un album, les gens oublient et ratent l’album à la sortie. On n’est pas immortels, je ne vais pas mettre quarante ans pour faire six albums. Je n’ai pas envie de ne raconter que cela aussi.

Sceneario : Quelle est la différence entre être dessinateur sur De capes et de crocs et être scénariste sur une autre série comme l’ombre de l’échafaud ?
Masbou :
Quand j’ai voulu être auteur de bandes dessinées, je n’étais pas que dessinateur ou que scénariste. J’étais les deux. Je voulais raconter des histoires et les dessiner. Par la force des choses, en sortant des Beaux-Arts avec Alain, il s’est retrouvé scénariste et moi dessinateur. 
Ce qu’il me manquait un petit peu avec De capes et de crocs, c’était de n’être que dessinateur. J’y trouvais mon contentement, mais j’avais envie de raconter des histoires. Je ne pouvais pas les dessiner car cela prend trop de temps. Comme je le disais, il me faut un an et demi pour faire un album de De capes et de crocs en couleur directe. Cela fait beaucoup d’investissement et il est très difficile de s’investir sur un autre dessin. Sur une histoire comme celle de l’ombre de l’échafaud, je me suis dit si jamais je dessine Paris en 1910, et que je dessine le boulevard Haussmann ou l’opéra, il me faudra encore plus de temps pour sortir les albums.
Comme j’avais juste envie de raconter cette histoire, j’ai trouvé un dessinateur qui avait le dessin qui convenait à la série. Finalement j’ai été assez content de pouvoir être dessinateur d’un côté et scénariste de l’autre. C’est frustrant au bout d’un moment de n’être que l’un et pas l’autre. On me demande souvent « est-ce que tu ne voudrais pas avoir ta série où tu serais scénariste et dessinateur? ». De ce côté là, j’ai un peu changé mon fusil d’épaule. Avant cela m’embêtait, mais plus maintenant.
Je raconte des histoires, j’en dessine d’autres. La plupart des gens qui viennent en dédicace donnent la paternité de la série au dessinateur alors qu’elle appartient beaucoup plus au scénariste. Les journalistes font totalement l’inverse. Ils savent que la paternité va au scénariste et ils posent des questions beaucoup plus basiques au dessinateur. J’ai besoin de cet équilibre.

Sceneario : On parlait jeu de rôles pour De cape et de crocs. L’ombre de l’échafaud me fait penser au vieux jeu de rôle Maléfice.
Masbou :
Oui, tout à fait. L’ombre de l’échafaud en est très largement inspiré. Il y a d’autres inspirations, le jeu Chtulhu, Les brigades du tigre, Fantômas, Arsène Lupin,… 
Là aussi, ce sont des aventures de jeu de rôles. Les personnages de la bande dessinée sont des personnages qui ont été créés par des amis.

Sceneario : Comment travailles-tu avec Minh-Than, le dessinateur d’Empire céleste. Tu lui fournis un scénario ou quelque chose de déjà plus poussé comme un story-board ?
Masbou :
Je ne le laisse pas totalement libre, mais cela ne le gêne pas. On en a discuté de nombreuses fois. Car, en tant que dessinateur, ça m’ennuie quand c’est trop poussé. Alain travaille de la même manière avec moi. Parfois je suis obligé de le freiner car il me dessine tous les détails dans le découpage. Du coup, je n’ai plus qu’à recopier et cela laisse une marge artistique quasi nulle.
Je me suis arrangé avec Minh-Than pour Empire céleste. Je lui avais demandé si cela l’ennuyait. Au contraire, il aime bien être dirigé. Je suis une sorte de metteur en scène mais j’essaye de ne pas trop détailler le découpage. Je fais la mise en scène et le découpage sur un format A4. Je dessine les cases, je mets l’emplacement des bulles avec le texte à l’intérieur, je place les personnages, les éléments de décors et les perspectives.  De temps en temps, je laisse des cases blanches quand je n’ai pas trop d’idée sur une scène. Je lui dis « Je ne sais pas trop comment la raconter. Si tu vois une façon de le faire, vas-y ». Je lui mets en commentaire les éléments de décors qu’il doit y avoir  et je lui laisse une certaine liberté.  Finalement, il y trouve son compte. Sur Empire céleste, un album de cinquante-quatre pages, cela c’est très bien passé. On n’a jamais eu de clash.
Cela ne se passe pas toujours comme cela. Je me souviens d’engueulades incroyables avec Alain sur De capes et de crocs. Ce n’est pas toujours très simple. Chacun a sa vision et parfois cela coince entre ce que veut le scénariste et ce que voudrait faire le dessinateur.
Pour en avoir discuté avec Guy Delcourt, il n’y a pas beaucoup de séries où cela se passe sans accrochage. Cela arrive régulièrement que le dessinateur et le scénariste ne s’entendent pas trop sur certaines planches.

Sceneario : As-tu d’autres projets en tant que scénariste ?
Masbou :
Oui, j’ai des tas d’idées en tête régulièrement et pour des choses que je n’ai pas forcément envie de dessiner. Pour De capes et de crocs, je compte continuer sur trois ou quatre ans. On sait comment cela va se terminer pour le loup et le renard sur la lune. Je ne vois pas trop comment on pourrait leur faire vivre d’autres aventures après cela. 
Par contre, une idée serait de raconter Eusèbe garde du cardinal et comment il s’est retrouvé dans les galères. On ne sait pas encore comment on va enchaîner avec ça, mais on va raconter l’histoire. En tant que scénariste, j’ai une autre idée qui me trotte dans la tête. Il me reste à trouver un dessinateur.

Sceneario : J’ai un gros faible pour Eusèbe. Comment cela se passe en dédicace ? Quel est le personnage le plus demandé ?
Masbou :
Ce dépend des jours. Il y a des jours où je ne dessine que des héroïnes, d’autres fois, le loup et le renard ou des journées spéciales Eusèbe. 
On pourrait se dire que les filles préfèrent le petit lapin blanc mais non. J’ai beaucoup de filles qui me demandent le loup ou le renard. Beaucoup de garçons me demandent Eusèbe. Donc non, je ne pense pas qu’il y ait de personnage préféré.

Sceneario : Merci beaucoup
Masbou :
Merci à vous.

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