Sceneario.com: Comment avez vous rencontré Vincent? Quels éléments particuliers vous ont décidé à travailler ensemble ?
Luc BRUNSCHWIG: Avec Vincent, c’est une vieille amitié… Vincent vient de la même école que Laurent Hirn (le dessinateur du Pouvoir des Innocents). Il habitait Strasbourg à l’époque où moi-même j’y habitais, nous avions quelques amis communs, on se rencontrait lors de mini-festivals organisés autour du renouveau de la BD en Alsace. J’appréciais beaucoup son travail, le côté très graphique de ses univers, son trait très personnel, même si je trouvais que tout son potentiel ne s’était pas exprimé sur sa première série le Cœur de Sang. Il y a chez lui un étrange mélange de force brute (faut avoir vu le gaillard) et de sensibilité (pour ne pas dire, de poésie), un cocktail qui fait toute la différence entre Angus Powderhill et une héroïc-fantasy que je qualifierai de plus classique. Il était vraiment l’homme de la situation.
Sceneario.com: La suite d’Angus Powderhill est-elle prévue avec le même rythme de parution ?
Luc BRUNSCHWIG: Ah ! Je perçois un peu d’amertume dans cette question. C’est vrai qu’à part Makabi, je n’ai pas la réputation d’être un scénariste ayant une production très régulière. Pour être honnête, je dois dire que le retard d’Angus est dû en partie à nos interrogations durant toute la période où les Humanos risquaient d’être revendus. A qui ? Dans quelles conditions ? Quel avenir pour notre série ?… Autant de questions qui ne nous rendaient pas très sereins (et dieu sait qu’il en faut, de la sérénité, pour pratiquer ce beau métier).
C’est pourquoi, aujourd’hui, alors que la situation semble s’être nettement apaisée, nous espérons qu’Angus tome 3 sortira d’ici un an et demi, grand grand maximum. Ce sont quand même des albums de 54 pages et la réalisation de la couleur par Isabelle Cochet est un véritable troisième travail sur les planches, tout aussi riche que peut l’être le nôtre.
Sceneario.com: Angus Powderhill est souvent qualifié d’Héroïc-Fantasy. Pourtant l’ambiance onirique semble inscrire cette BD dans un cadre plus général. Revendiquez-vous l’appartenance à ce genre ?
Luc BRUNSCHWIG: Je ne revendique qu’une chose : notre envie de faire de bons albums de BD qui racontent des histoires et des gens. J’aime les BD de genre, mais je n’aime pas quand on limite le genre à ces clichés.
L’Héroïc-Fantasy est un univers extrêmement riche dont trop d’éditeurs et d’auteurs ravalent les thématiques à l’idée de quête et aux personnages musclés ou incroyablement poitrinaires (je parle des femmes là). On peut aborder tous les thèmes en faisant de la H-F : la politique, l’amour, passer de l’émotion à la comédie, de l’enfance à la vieillesse, des difficultés de la vie quotidienne, de la vie en communauté… de tout, croyez-moi.
Sceneario.com: Les humanos ne sont pas particulièrement réputés pour leur production d’héroïc fantasy. Comment avez-vous été amenés à sortir Angus avec cet éditeur ?
Luc BRUNSCHWIG: Vous allez rire, mais c’est très exactement pour ça que je leur ai proposé cette série. Je ne souhaitais pas convaincre Delcourt ou Soleil, qui de toutes façons auraient été trop heureux d’avoir une série d’Héroïc-Fantasy de plus à glisser dans leur catalogue. Je voulais au contraire savoir si Angus était capable d’intéresser des gens qui ne s’intéressent pas habituellement à la H-F… me prouver à moi-même que les thèmes abordés étaient réellement plus universels que les thèmes classiquement développés dans ce type d’histoire.
J’ai donc envoyé le dossier au directeur littéraire de l’époque, Sébastien Gnaedig, dont je savais le peu d’intérêt pour tous ces univers barbares ou fantaisistes.
Face à son enthousiasme… je me suis trouvé rassuré.
Sceneario.com: Vous vivez tous les deux en province, plutôt loin l’un de l’autre… Quelle méthode de travail avez-vous adopté ? Eprouvez-vous le besoin de vous voir souvent ?
Luc BRUNSCHWIG: J’avoue que Vincent me fait très confiance. Je lui dis très peu de chose, à part les grandes lignes et les objectifs du tome sur lequel nous travaillons. Ensuite, avec la même excitation que n’importe quel lecteur, il découvre au fur et à mesure ce que je lui propose (je travaille séquence par séquence). Bien sûr, si l’excitation en question n’est pas au rendez-vous, il est toujours temps de remettre les choses en cause. Je suis tout à fait prêt à retravailler. Je n’ai pas d’égo démesuré. Je suis là pour trouver la vérité cachée derrière l’histoire et les personnages… il n’y a rien pour moi de plus terrible que l’idée de rater ça… de passer à côté de la justesse de l’univers que je traite.
D’un point de vue plus technique, j’envoie à Vincent le découpage par mail… de la même façon il me fait connaître ses remarques… on en discute, puis il me propose une mise en place rapidement crayonnée, que je valide ou que nous rediscutons encore. Rien n’est figé… et puis, internet permet un rapport quasi en temps réel. Pas de perte de temps ou d’énergie.
Sceneario.com: On vous a déjà croisé sur de nombreux salons pour des séances de dédicaces. Aimez vous cette ambiance? Qu’est ce que peuvent vous apporter les rencontres avec les lecteurs?
Luc BRUNSCHWIG: Malheureusement, alors que j’ai été un amoureux fou des dédicaces et du contact avec mes lecteurs, j’avoue ne plus y trouver mon compte. Il y a actuellement une dérive inquiétante de la dédicace, et elle n’est pas seulement due aux chasseurs de dédicace. Il y a 10 ans, lorsqu’un libraire avait un gros coup de cœur pour un album, il se battait comme un lion pour obtenir que l’auteur vienne chez lui afin de le présenter à ses clients. Ca créait un rapport enthousiasmant, entre des gens qui venaient véritablement rencontrer quelqu’un, un auteur qui découvrait l’amour et l’intérêt de son public pour son travail et un libraire qui était remercié d’avoir réalisé un travail formidable autour de nos albums. Aujourd’hui, les libraires prennent la liste des albums à venir et trois mois avant, sans même savoir si l’album va leur plaire, il communique à l’éditeur les noms des gens qu’ils veulent en dédicace. Et peu importe si « machin » ne peut pas venir. Il y aura toujours « truc » pour le remplacer. Il est où l’enthousiasme ? Il est où le rapport ?
Et je ne parle même pas des salons, qui font venir des auteurs qu’ils ne rémunèrent pas, pour leur faire faire une animation dans la ville à moindre coût.
Sceneario.com: Dans Angus, une profusion de personnages coexistent : quelle étude faites-vous sur ceux-ci ? Ont-ils une « vie » en dehors de ce que le lecteur découvre d’eux dans la BD ?
Luc BRUNSCHWIG: J’aime les personnages… au-delà de l’histoire, c’est ce que cette dernière exprime sur les personnages qui est mon moteur. Alors, oui, je les fréquente, je les observe, je les questionne jusqu’à ce qu’ils me livrent toute leur complexité… souvent, je ne peux donner aux lecteurs que des bribes de ce qu’ils me disent. C’est la plus grosse frustration, mais on ne peut pas passer son temps en digressions sur un personnage. Il y a une histoire à raconter et aussi riche soit elle, il faut qu’elle reste efficace.
Sceneario.com: Angus Powderhill peut être vu comme traitant de la normalité, de l’exclusion, du rapport à l’autre. Ces thèmes vous tiennent-ils particulièrement à coeur ?
Luc BRUNSCHWIG: Si je vous dis « non » vous ne me croirez pas… alors, j’avoue que oui… ce sont des thèmes récurrents dans mon travail. J’ai du mal à me sentir bien dans nos sociétés où les gouvernements mis au pouvoir par les riches travaillent à l’amélioration de l’avenir des riches. Je crois fermement que le monde tournera plus rond le jour où les forts protègeront les faibles. Ca peut paraître naïf comme position, mais c’est un vrai problème philosophique qui se pose à nos sociétés. On tend de plus en plus à revenir à la situation du XIXe siècle où un pays composé de 90% de pauvres va être sous la coupe de 10% de nantis.
Quel est l’avenir d’un monde qui exclut davantage tous les jours ? Et surtout, quel futur pour une société où l’exclusion va finir par devenir la norme ?
Sceneario.com: Votre bibliographie est particulièrement dense… Continuerez-vous à l’avenir à multiplier les projets ? Est-ce vivable ?
Luc BRUNSCHWIG: Euh… pas d’accord sur le côté dense de ma bibliographie… j’ai une toute petite production… j’ai réalisé 18 albums en 13 ans… si l’on considère que mon ami Jean-David Morvan sort 20 albums rien qu’en 2003… vous voyez !
Maintenant, je revendique complètement ce peu d’album réalisé sur une longue période. Pendant dix ans, j’ai appris mon métier. J’ai appris à me poser les bonnes questions, à acquérir des réflexes qui me permettent aujourd’hui de travailler de façon plus sereine, de mieux savoir ce que je veux faire et la façon dont je veux le faire… ce sont ces dix années d’apprentissage qui me permettent aujourd’hui, et sans état d’âme, de proposer davantage de séries, sans baisse de qualité (du moins, je l’espère).
Actuellement, je travaille (avec un gros appétit) sur 7 albums : le tome 4 de L’Esprit de Warren (eh oui… tout arrive), les tomes 3 de Makabi, Mic Mac Adam (dont mon frère Yves est le co-scénariste) et Angus Powderhill, mais surtout (je dis surtout, parce qu’il y a une excitation particulière au démarrage d’un nouveau projet) le tome 1 d’Après la Guerre (une science-fiction très réaliste dans une France tiers-mondiste à laquelle sont associés les dessinateurs Etienne Leroux et Freddy Martin ainsi que le coloriste Vincent Froissard) à paraître chez Dupuis en septembre 2004, le tome 1 du Sourire du Clown (un thriller qui donne une vision différente et pourtant réaliste des banlieues françaises en association avec mon vieux complice Laurent Hirn), plus un nouveau projet avec Laurent Cagniat qui n’est pas encore signé et dont je ne dirai donc rien pour l’instant.
Sceneario.com: Quelles sont vos influences littéraires ? Revendiquez-vous une filiation particulière ?
Luc BRUNSCHWIG: Mes influences littéraires sont essentiellement polar et fantastique. En ce moment, je me goinfre de Dennis Lehanne. J’ai aussi beaucoup lu James Ellroy, Stephen King, Michaël Connelly, Richard Matheson, Fredric Brown, David Goodis… je ne suis pas un grand grand lecteur de romans, faute de temps et parce que quand je tombe sur un livre qui me plaît, je suis capable d’arrêter toute activité pour ne plus me consacrer qu’à lui.
Ce que je cherche dans un roman et que j’essaie de retrouver dans mes scénarios, ce sont des personnages qui me bouleversent, qui me donnent envie de les suivre où qu’ils aillent, que cette envie de cheminer avec eux me conduise sur des routes que je n’aurai pas nécessairement pensé emprunter.
Sceneario.com: Quel est de façon générale votre rapport à la critique ?
Luc BRUNSCHWIG: Angoissée, c’est certain… quand les albums se réalisent, chaque case est un petit défi relevé, chaque page un émerveillement… mais quand l’album arrive, j’éprouve un profond sentiment de désarroi… personnellement je ne vois plus que des images et des lettres sans rapport entre eux… impossible d’avoir le regard neuf nécessaire pour juger si tout ce travail n’a servi à rien ou au contraire, fait quelque chose de bien, de beau ou d’émouvant.
Je recherche donc comme un fou à recueillir les critiques ou plus basiquement le sentiment des lecteurs afin de savoir ce qu’ils ont éprouvé, de savoir si toutes les choses que nous avons voulu y mettre s’y retrouvent.
C’est un moment de grande fragilité, où une critique assassine peut avoir un effet terrible, dans le sens où on n’est pas prêt à contre-attaquer. Il y a une incroyable acceptation de ce que l’autre dit à ce moment-là.
Sceneario.com: Comment percevez vous les sticks sur les albums et particulièrement celui Fluo sur Angus tome2? Ne trouvez vous pas que ça gâche la couverture?
Luc BRUNSCHWIG: J’avoue ne pas avoir trop réfléchi à la question. Le stick sur la couv’ d’Angus a l’avantage d’être vert sur un décor vert… il n’y a donc pas de faute de goût… Et puis, il faut savoir ce que l’on veut. Si on rajoute un cahier graphique supplémentaire, il faut bien le faire savoir d’une façon ou d’une autre. Il y a la possibilité d’utiliser des bandeaux papier, mais en général, il cache un bon tiers de la couverture… alors je ne sais pas.
Sceneario.com: Quelles sont vos dernières lectures? Et le plus gros coup de coeur?
Luc BRUNSCHWIG: Je lis beaucoup de choses, car ma femme travaille depuis six mois maintenant en librairie spé-BD ! J’avoue que je n’hésite pas à piocher dans ce qu’elle ramène à la maison. A l’évidence, et pour faire ma langue de pute, il y a beaucoup trop de choses qui sortent… Je veux dire par là trop de choses qui ne sont ni abouties scénaristiquement, ni abouties graphiquement… on a l’impression que les éditeurs remplissent leurs catalogues avec tout ce qui leur passe sous la main pour être un maximum présents sur les étals des libraires. C’est scandaleux, car c’est donné de faux espoirs à des jeunes qui pensent que ce premier album leur garantit à vie d’être dans ce métier. Bien au contraire, se profile à l’horizon une grosse récession économique qui va obliger les éditeurs à tailler dans leur catalogue et réduire leur production. On va assister à des charrettes énormes, beaucoup de séries qui vont être arrêtées, comme ça a été le cas au début des années 90.
Ces quelques commentaires mis à part, je vais vous donner mes petits coups de cœur perso : Cuervos de Durand et Marazano chez Glénat, Là-Bas de Sibran et Tronchet chez Dupuis, Human Target de Milligan et Biukovic chez Semic, Ayako de Tezuka chez Delcourt, Planètes de Yukimura chez Panini
Sceneario.com: Que pensez vous du net et des sites de BD? Et de sceneario.com?
Luc BRUNSCHWIG: Je dirai que le net est en train de redonner un vrai coup de jeune au rapport auteur-lecteur. Les nombreux forums permettent une vraie rencontre, plus approfondie que sur les séances de dédicaces. On prend le temps de débattre, d’échanger, de se justifier si besoin est. De leur côté les sites me semblent fournir à chaud, un travail plus intéressant que les magazines. La lenteur de leurs réactions (leurs partis prix aussi et souvent), leur organisation lourde… font que je suis plus à l’affût de critiques sur les sites BD que dans les magazines (j’ai souvent le sentiment d’avoir davantage affaire à de vrais lecteurs sur les sites que dans les mags).
En ce qui concerne sceneario.com, j’aime le mélange d’affectif et d’objectivité technique qu’on retrouve dans vos critiques. C’est un beau travail équilibré, à partir duquel on peut vraiment se faire une opinion sur la façon dont notre album a été perçu.
J’aime aussi le travail d’interview… qui permet de présenter des auteurs moins connus que dans les magazines dits officiels où l’on retrouve toujours les mêmes auteurs et les mêmes discours.