Interview

Philippe Lacoeuille et Paul Drouin, lauréats du concours Arte Glénat

Sceneario.com : Bonjour ! Ma première question sera sans point d’interrogation, puisque je vais vous demander de bien vouloir vous présenter l’un et l’autre, vous deux qui n’êtes pas encore si connus que cela "sur la place" !

 

Philippe Lacoeuille : Bonjour. Et bien je suis Philippe Lacoeuille, j’ai 37 ans, j’habite Angoulême et je suis le scénariste de la bande dessinée Le moustiquaire de Berlin, mais je suis aussi scénariste pour des séries de dessins animés télé, et je réalise également des courts-métrages en prises de vues réelles, avec des acteurs ; des courts-métrages qui passent en festivals ou à la télé.

Paul Drouin : Bonjour. Moi je suis Paul Drouin, j’ai 26 ans et j’habite Bordeaux. Je suis le dessinateur du Moustiquaire de Berlin. J’ai fait une école de communication visuelle, l’E.C.V. à Bordeaux (illustrations, images de synthèse). Ensuite, j’ai rencontré Philippe et on a commencé à monter ensemble des petits projets BD. Un premier de 9 pages et un second avec différentes histoires de 2 ou 1 page(s) dont le titre de série est Jean-Loup, chef de meute…

 

Philippe Lacoeuille : …dont le premier épisode avait été sélectionné il y a deux ans pour les Jeunes Talents du festival d’Angoulême. Ca n’a jamais été publié, mais on avait eu la chance que ce soit choisi en sélection officielle.

Sceneario.com : A l’E.C.V. de Bordeaux, y avait-il une option BD ?

Paul Drouin : Non, mais j’avais un professeur de BD, Peter Liesenborghs, qui a sorti une BD aux éditions Soleil (Kick Vicious). Son cours nous apprenait plutôt la création d’univers, de décors, mais on n’avait pas à produire de planches. C’est vraiment un peu en autodidacte de la BD, et avec Philippe, que j’ai appris ! De ma promotion, voire de tous les élèves de l’E.C.V., je crois bien être le seul à faire maintenant de la BD, les autres se tournant plutôt vers la publicité ou l’imagerie de synthèse.

Sceneario.com : L’un à Angoulême, l’autre à Bordeaux. Mais alors, pour ces projets que vous avez en commun, il a bien fallu que vous vous rencontriez ! Comment cela s’est-il passé ?

Philippe Lacoeuille : Et bien en fait, c’est tout bêtement par nos mères, qui se connaissaient ! Nous, on ne se connaissait pas du tout. Et puis en parlant : "Mon fils fait ceci…", "Le mien fait cela…", on a fini par entrer en contact ! Pas sur un forum, par annonce ou sur un festival…

 

Sceneario.com : En tout cas, permettez-moi de vous féliciter pour avoir gagné le concours Arte / Glénat. C’est parmi 600 dossiers que le vôtre a été retenu, et, cerise sur le gâteau, après les polonais auteurs de Essence, c’est vous, des Français, qui sortez vainqueurs !

Philippe Lacoeuille : Oui, il y a 2 ans, c’était des Polonais. C’est tous les deux ans qu’est organisé ce concours. Dans le jury, il y avait plusieurs auteurs professionnels : il y avait Rosinski, il y avait Juillard, et d’autres, donc c’est bien, c’est un jury qui a vraiment une idée sur la question ! Il fallait pour le concours que le projet ait pour cadre une ville ou un lieu mythique de l’Europe et qu’il y ait deux protagonistes. On a commencé à réfléchir avec Paul et il s’est mis à produire une série de dessins de personnages de moustiques, tous plus expressifs les uns que les autres et puis il m’a demandé si ça m’inspirait de partir sur de tels personnages pour inventer une histoire. Et c’est ainsi qu’on est parti avec ces deux axes : d’une part les moustiques, et d’autre part, Berlin.

Paul Drouin : Les personnages me sont venus très rapidement. En très peu de temps j’en ai dessiné plusieurs, à l’encre, et je les ai soumis à Philippe.

Philippe Lacoeuille : L’histoire est vraiment une confrontation entre deux univers : celui des humains et celui des moustiques et justement, les moustiques vont, dans l’histoire, essayer de comprendre le monde des humains. En réalité donc, cela nous permet de parler des Hommes en s’appuyant sur les expériences de nos moustiques !

Paul Drouin : Il y a beaucoup de liens entre ces deux types d’êtres, beaucoup de choses en commun, mais celle à laquelle on pense tout de suite, c’est le sang. Et il aura forcément un rôle très important dans la BD !

Sceneario.com : Des moustiques comme héros, ce n’est pas chose courante en BD…

Paul Drouin : Les moustiques, non. Et pourtant, qu’ils sont nombreux !

Philippe Lacoeuille : C’est peut-être un des insectes les plus présents sur la planète. Il fallait bien au moins une BD pour leur rendre hommage ! ^^ Quand on faisait la BD, c’était en plus la période où l’on entendait sans arrêt parler du Chikungunia, sur l’île de la Réunion ; ce virus dont le moustique est le vecteur !

Sceneario.com : Mais en fait, ces moustiques, ne sommeillaient-ils pas quelque part dans un recoin de l’imagination de Paul ? Et le concours n’a-t-il pas été finalement un moyen de les faire exister ?

Paul Drouin : C’est vrai. On avait déjà pensé à des moustiques pour une histoire de guerre pour laquelle on imaginait des personnages moustiques aviateurs. Tu vois, tu imagines, des escadrilles de moustiques, avec leurs gros yeux comme des lunettes de pilotes, qui passent… Bzzzzzz, bzzzzzzz !!!

Philippe Lacoeuille : C’est vrai qu’il y a eu cette idée là. Mais elle n’avait jamais dépassé le stade de notes.

Sceneario.com : Et finalement, alors… Pourquoi Berlin ? L’un ou l’autre (ou les deux !) a-t-il des attaches particulières avec cette ville ?

Philippe Lacoeuille : Non, je n’y suis jamais allé !

Paul Drouin : Moi non plus !!!

Philippe Lacoeuille : Mais Berlin, c’est une ville qui a connu à la fois le nazisme, le communisme et la période de liberté actuelle. Quand on réfléchit, on trouve des villes qui ont connu l’un ou l’autre, ou deux des trois, mais très peu ont dû vivre les trois régimes tour à tour.

Paul Drouin : On savait qu’on pouvait donc aller au devant d’un sujet lourd, mais le fait que les personnages principaux soient des moustiques, ça crée une légèreté dans le traitement des sujets.

Philippe Lacoeuille : Dans les sujets légers, il y a des pièges. Dans les sujets graves, il y en a aussi. Là, on trouvait un bon équilibre entre tout. Nos personnages évoluent dans un environnement dramatique (maladie, chômage, crise…), mais il y a beaucoup d’humour dans les dialogues.

Sceneario.com : Et pourquoi avoir choisi pour les deux héros les nationalités espagnole et basque ?

Philippe Lacoeuille : Ca, c’est la question récurrente ! En fait, d’abord, c’était marrant en soi d’attribuer à des moustiques des nationalités. C’est encore une comparaison avec les humains : untel est de telle nationalité, untel est de telle autre nationalité, mais au final, ce sont tous les deux des hommes ! Ensuite, c’est qu’il nous fallait autre chose que des moustiques allemands, tout simplement pour que les choses soient vues par les yeux de personnages extérieurs à la ville où les choses se passent. Et puis on voulait créer une sorte de choc culturel comme les hommes peuvent en avoir quand ils voyagent.

Sceneario.com : Quand vous avez présenté le concours, fallait-il présenter le projet dans sa totalité ou seulement certaines planches ?

Paul Drouin : Il fallait envoyer 5 planches. On a envoyé une version couleur et une version noir-et-blanc. On a envoyé aussi un synopsis de 5 pages et des croquis, des études des personnages.

Sceneario.com : En attendant d’avoir le résultat, avez-vous continué de travailler sur ce projet ?

Philippe Lacoeuille : Non. On est tous les deux passés à autre chose. Jusqu’au jour où on a reçu un courrier…

Paul Drouin : Dans un premier temps, j’ai cru qu’il s’agissait d’un courrier de refus classique !  

Sceneario.com : Et quand vous avez su que vous étiez retenus, avez-vous repris votre projet avec un tout autre œil ? Avez-vous recalé des choses, en avez-vous changé d’autres ? Puisque ça devenait « du concret » ?

Philippe Lacoeuille : Oui, on a retouché des choses sur les 5 premières planches, au niveau technique, mais l’histoire dans son ensemble était ficelée et on n’est pas revenu dessus : le synopsis avait de toutes façons déjà été envoyé. Bien sûr, il y a des choses qu’on a du creuser, préciser, on a donné plus d’importance à certains personnages qui étaient partis pour moins en avoir, mais globalement, on a tenu la ligne fixée.

Paul Drouin : Mais c’est vrai qu’on a beaucoup parlé de tas de choses à partir du moment où on a su qu’on avait gagné ! Côté technique, par contre, il y a eu beaucoup de travail. Je n’étais pas habitué au travail "pro", aux formats, aux techniques d’impression… Il y avait une charte à respecter, j’ai été obligé d’apprendre tout en avançant. J’ai perdu beaucoup de temps. On avait des délais assez courts puisqu’on avait 8 mois pour la faire à partir du prix. C’est beaucoup de contraintes.

Philippe Lacoeuille : Il y a des codes, mais une fois que tu les connais, tu les connais !

Sceneario.com : Et une fois le travail réalisé, y a-t-il eu des pourparlers avec l’éditeur qui vous a demandé de changer ceci ou cela ?

Paul Drouin : Non. Et une fois que les planches sont imprimées sur du papier cromalin, c’est vraiment chouette, ça ne rend pas du tout comme quand tu imprimes sur le papier de l’imprimante de chez toi !

 

Sceneario.com : Alors, ça fait quoi de voir publiée sa première BD ?

Philippe Lacoeuille : En fait, ça ne m’a pas plus ému que ça. C’est l’aboutissement d’un travail dont on savait qu’il allait aboutir. Mais quand même, je dois dire que ce qui m’a vraiment marqué, c’est la reliure. Voir la BD reliée, c’est pouvoir avoir dans les mains un objet magnifique que tu peux tourner dans tous les sens : moi qui fais de la video, je sais que les supports video sont des supports qui évoluent. Un modèle chasse l’autre, alors qu’un livre, ça reste un livre, et les livres, ça existe depuis très très longtemps. Un livre, c’est donc pour moi quelque chose d’universel, d’éternel, qui traverse le temps et qui peut en plus prendre de la valeur !

Paul Drouin : Pour moi, voir les cromalins était déjà sensationnel, mais voir la BD reliée a été aussi quelque chose de très fort. Pour moi qui ai passé beaucoup de temps sur l’écran de mon ordinateur à travailler sur ces planches, les voir imprimées était accéder enfin à l’étape ultime, à l’étape après le travail à l’ordinateur.

Sceneario.com : Le rendu papier vous a-t-il plu tout de suite ?

Paul Drouin : Quand tu travailles sur écran, tu peux zoomer, donc tu vois tes vignettes autrement que quand elles sont figées sur papier. Les luminosités diffèrent beaucoup, aussi. Ou bien tu peux être un peu déçu également de ne pas retrouver précisément telle ou telle petite ombre, tel ou tel petit détail sur lequel tu as passé du temps. J’ai donc été un peu surpris, peut-être, par certaines choses, mais oui : le rendu papier nous a quand même beaucoup plu tout de suite ! Et de toutes façons, après une semaine, on s’est remis de nos émotions !

Philippe Lacoeuille : On a un bon papier, une couverture non pas brillante, mais mate, ce qui fait que les gens la touchent, la caressent. Et le format est un peu plus grand, aussi, que la plupart des BD.

Sceneario.com : Le fait que votre BD ait été publiée dans le cadre d’un concours européen ouvert à environ une trentaine de nationalités, savez-vous s’il y a des chances qu’elle soit traduite ?

Philippe Lacoeuille : Je ne sais pas. Ce serait bien qu’elle soit traduite au moins en allemand !

Paul Drouin : Je suis tombé une fois sur un forum allemand sur lequel il était question du concours et de notre BD. Mais comme je ne comprends pas l’allemand, je suis resté frustré de ne pas pouvoir savoir ce qu’il se disait !

Sceneario.com : Ce prix est en tout cas un sacré tremplin pour vous.

Philippe Lacoeuille : Oui, et c’est aussi surtout un "passage", une étape. Maintenant, on a appris des choses qu’il nous faut retenir et réutiliser. On se doute aussi qu’on laisse peut-être passer plus de choses quand c’est sa première BD, mais lorsqu’on abordera un prochain projet, il y a sans doute des choses qu’on rectifiera dès le début, qu’on ne traînera pas en se disant que ce n’est pas si grave que ça. On acquiert donc aussi de l’exigence, et c’est bien ! On a fait des erreurs qu’on ne refera pas.

Sceneario.com : Avez-vous été mis au courant du tirage ?

Philippe Lacoeuille : Le premier tirage est de 7 000 exemplaires.

Sceneario.com : Parlez-nous de l’accueil chez Glénat, aussi. Quand on gagne un concours et qu’on est publié, comment est-on perçu par les autres auteurs ?

Philippe Lacoeuille : Et bien tous les auteurs que nous avons rencontrés ont été très sympa ! Ils ont regardé notre BD, ils ont été curieux, nous ont posé pas mal de questions. Ils nous ont mis très à l’aise, et on a l’impression d’apprendre beaucoup au travers des conversations qu’on a avec eux.

Sceneario.com : Quels sont vos projets, maintenant ?

Philippe Lacoeuille : Un scénariste, tout comme un dessinateur, n’a jamais qu’une seule idée à la fois. Des choses dans les cartons, il faut en avoir plein, parce qu’on sait qu’il faudra peut-être produire dix dossiers pour qu’un seul seulement sorte ! Bon, maintenant, il faut dire que la BD n’est sortie que depuis dix jours. On va donc attendre de voir un peu comment les choses se passent pour regarder plus précisément l’avenir !

En ce qui concerne nos projets, on pourrait en commun continuer de travailler sur Jean-Loup chef de meute. On pourrait aussi, pourquoi pas, imaginer d’autres aventures pour les personnages du Moustiquaire de Berlin. Tout dépendra de comment est accueillie la BD. Ca pourrait être tout autre chose, aussi…

Paul Drouin: J’ai pour ma part en ce moment un projet avec Guillaume Clavery, le scénariste de la série Aster (aux éditions Delcourt). C’est un projet loufoque, plus dans le fantastique. Nous sommes en attente d’une réponse de Glénat. Le scénario et le story-board sont bouclés. Les 6 premieres pages sont terminées. Ce projet n’a pas encore trouvé son titre. Pour l’instant on le nomme Juke-Coffee. Il sera en 2 tomes minimum, et le premier tome aura pour titre "The Hand".

Sceneario.com : Allez, et pour finir, j’avais une petite question à 100 balles… Je me suis toujours laissé dire que les moustiques qui piquaient les humains étaient des femelles. Or, dans le Moustiquaire de Berlin, ce sont des mâles…

Philippe Lacoeuille : Aaaargh. Ah oui ? Euh… je ne le savais pas !

Paul Drouin : Si, on le dit. Mais… les moustiques ont aussi 6 pattes, alors que les nôtres n’en ont que 4 ! Et les moustiques… ça ne parle pas, non plus !

Sceneario.com : Ok, ok !!! Voilà la répartie qui vous sort à l’aise de ma question ! Bien vu !
Et bien, Philippe et Paul, je vous remercie beaucoup de m’avoir accordé un peu de votre temps et je vous souhaite le meilleur pour votre BD et pour vos projets à venir !

Paul Drouin et Philippe Lacoeuille : Merci !

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