Interview
Premier Dumas : Le dragon noir
A l’occasion de la sortie du premier tome du Premier Dumas : Le dragon noir, aux éditions Glénat, Rubén del Rincon (dessin) et Salva Rubio (scénario) se sont prêtés au jeu des questions – réponses, pour sceneario.com !
V. Degache, pour Sceneario.com : Bonjour Rubén, hormis une participation au Collectif Narbonne en 2020 pour Petit à petit, voilà trois ans que tu avais disparu du paysage de la BD en France, qu’es-tu devenu durant cette période ?
Rubén del Rincon : Survivre ! Hahaha ! Comme vous le savez, les éditions du Long Bec, avec lesquelles j’ai publié au moins 6 titres qui ont réalisé de très bonnes ventes, ne sont plus… Et donc, mes bouquins aussi, ils ont disparu de toutes les librairies ! Tous, sauf Nassao (éditions Tabou) qui existe encore et continue à se vendre, tout comme l’intégrale des Trois Mousquetaires chez Delcourt, qui est sorti y a trois ans aussi.
Sceneario.com : Et toi Salva, 2022 fut prolifique ! La bibliothécaire d’Auschwitz, Le premier Dumas, Nemoralia, Viollet-le-Duc, La pyramide immortelle, où t’arrêteras-tu ?!
Salva Rubio : Hahaha, merci beaucoup ! La vérité est qu’en tant qu’écrivain espagnol, je suis immensément reconnaissant de la façon dont l’industrie et les lecteurs français et belges ont accueilli mon travail. Je me sens vraiment à l’aise et comblé d’avoir la confiance de mes éditeurs et, parfois, le calendrier éditorial rend possible un si grand nombre de nouvelles parutions. Et pour répondre à votre question, dans quelques semaines, le 23 novembre, sortira le deuxième volume de Brel, une vie à mille temps, chez Glénat !
Sceneario.com : Comment parviens-tu Salva à mener un travail d’écriture te projetant dans des périodes de l’histoire si différentes, et des scénarios demandant quand même des recherches importantes ?
SR : Je pense qu’il y a deux circonstances qui m’aident. Premièrement, je suis historien de formation, puisque c’est ce que j’ai étudié à l’université. Il m’est donc plus facile de sélectionner la documentation et de comprendre rapidement chaque époque dans laquelle je me plonge.
D’autre part, j’ai la chance d’écrire des bandes dessinées de manière professionnelle, ce qui me permet de consacrer 8 heures ou plus à la recherche, aux notes, et à l’écriture de scénarios chaque jour. En plus de cela, je suis un vrai passionné d’histoire, donc chaque projet est une occasion en or de lire et d’apprendre sur le sujet !
PHOTO Salva Rubio © Lili Marsans
Sceneario.com : Guerre civile espagnole dans Insoumises, XVIIème siècle dans ton adaptation des Trois mousquetaires, Empire avec L’ombre de l’Aigle, Entre-deux-guerres avec Max, Antiquité avec ta participation au collectif Narbonne, et maintenant Révolution française avec Le premier Dumas, ton œuvre, Rubén, est marquée par l’histoire, où tout du moins par la mise en image de récits aux contextes historiques précis, d’où te vient cette attirance ?
RdR : Je pense que cela vient de ma prédilection pour les mondes qui n’existent plus aujourd’hui, et que ce qui m’attire, c’est de les découvrir et de les recréer pour les lecteurs. Faire revivre certaines époques passées, insuffler une nouvelle vie à ces anciens mondes, et aux manières de vivre de leurs habitant, trouver ce qu’il y avait de révolutionnaire, même à nos yeux aujourd’hui… Tout ça me plait et me motive énormément, comme lecteur et comme spectateur, et donc aussi comme auteur ! La science-fiction ou l’heroic fantasy, j’aime bien aussi, même si je ne me suis trop plongé dedans comme auteur. Ce sont des mondes qui n’existent pas, il faut les créer de toute pièce, leur donner une culture, une vie… Pour moi c’est un peu moins passionnant que travailler sur le passé, parce que dans l’histoire, tu découvres des idées super progressistes et humanistes, même pour nos regards actuels, tandis que le bon côté de la SF est de développer une plus grande créativité !
Sceneario.com : Comment est né le projet du Premier Dumas ?
SR : Je dois rendre hommage à mon collègue et artiste Rubén pour cela. En fait, je lui ai proposé de faire une biographie de Dumas » père » et il m’a dit : » j’ai peut-être une meilleure idée… » ! Alors il m’a parlé de son père, que l’on pourrait appeler Dumas » grand-père « . Je suis immédiatement tombé amoureux de cette histoire ! Il a eu une vie tellement mouvementée, tout à fait dans la veine des grandes œuvres littéraires de son époque, des bildungsroman (NDLR : roman de formation ou d’éducation, désignant une forme romanesque qui décrit la formation morale et intellectuelle d’un héros) comme Barry Lyndon de William Makepeace Thackeray, par exemple.
RdR : C’était une conclusion logique à mon travail ! J’adorais Les trois Mousquetaires depuis gamin, et j’ai eu l’énorme chance de pouvoir l’adapter en BD grâce à la confiance de mon cher ami Jean-David Morvan. Pendant ce temps, je me suis intéressée à Dumas, à sa vie… J’ai visité son cher petit palais « Monte Cristo », et son « petit atelier » du château d’If. En lisant sur sa vie, j’ai découvert son père… Et il a eu une vie incroyable, la meilleure aventure et le meilleur drama que j’avais lu depuis longtemps… liée en plus à l’un de mes écrivains préférés !
Après avoir vérifié qu’il n’existait pas une BD sur lui, je me suis dit que c’était pour moi ! J’ai décidé d’en parler à Salva et il a accepté. Tout s’est alors enchainé assez vite. Salva est historien en plus d’être scénariste, et il adore notre métier, alors j’ai pensé que Dumas ne serait jamais aussi bon que s’il mettait son talent au service de l’histoire ! On a parlé de tous les concepts que mobiliserait cette histoire, et il m’a fait voir qu’il avait plus d’idées que je ne le croyais. Il a un regard très pertinent sur les choses, que l’on partage des fois, mais il est en plus très doué pour les ajouter à son scénario, avec beaucoup de subtilité. Je venais de lire son dernier roman Barcelona Swingers qui était plus personnel que d’autres de ses bouquins, et j’ai discuté avec lui pour traiter Le premie Dumas avec ce point de vue plus sensible, plus « tranche de vie », et suivre les sentiments du personnage, au lieu de faire une biographie plus classique.
Sceneario.com : Après Max – Les années 20, vous vous retrouvez à nouveau sur ce Premier Dumas. Comment se passe cette collaboration, et quel est votre mode de fonctionnement au travail ?
RdR : Après Max, on a eu envie de travailler ensemble à nouveau, vu que le résultat nous a plu énormément à tous les deux, et qu’en plus les critiques ont été très bonnes aussi. Le problème était de trouver le sujet, peut-être parce que moi je suis un peu pénible pour cela… Alors même si Salva me proposait des sujets super attirants, il me manquait quelque chose… Au bout d’un moment, je lui ai proposé de mener avec moi mon projet sur Dumas. Il m’a demandé du temps pour faire ses recherches, et la semaine suivante, il m’appelle pour me dire : « Tu avais raison… C’est un personnage hors norme ! On se lance ? »
Dès qu’on travaillait sur Max, le process était très ouvert. On discutait de comment traiter le sujet, du point de vue qu’on donnerait à l’histoire, et des éléments qui la composerait. Après, Salva faisait jouer sont talent et sa magie de scénariste, et à mon tour, je lisais et j’adaptais en storyboard. J’étais libre de bouleverser, changer, ou rajouter des idées, mais j’essayais toujours de rester fidèle au maximum à ce qu’il me proposait. En tout cas, j’essayais de l’enrichir, et parfois je proposais des variations. Ce storyboard, on le discute, et parfois c’est Salva qui propose de rajouter de nouveaux détails. Bref, on se motive l’un l’autre, et la conception de la BD n’arrête jamais de s’enrichir !
SR : Nous sommes de très bons amis. De plus, nous sommes de grands amateurs de bandes dessinées tous les deux, et en communication constante au sujet des pages. Ce n’est pas une de ces collaborations où le scénariste écrit le script, puis l’oublie. Nous aimons tous deux discuter de chaque petit détail, de chaque fil narratif… Nous aimons amener chaque page au niveau supérieur. C’est vraiment un travail d’amour pour la bande dessinée.
Sceneario.com : Salva, dans quelles sources as-tu principalement puisé pour l’écriture du Premier Dumas ?
SR : Bien que j’aie consulté de nombreux livres (il y a une bibliographie incluse dans le livre), la lecture des Mémoires de son fils (le susnommé Alexandre Dumas) a été un élément clé. Non seulement parce qu’il y a beaucoup d’histoires et d’anecdotes qui lui ont été racontées par de vieux camarades de son père, mais aussi parce qu’il avait une telle admiration pour ce titan de père qu’il n’a malheureusement pas pu rencontrer, puisqu’il est mort quand il était enfant. Ce point de vue est devenu essentiel pour voir le Premier Dumas à travers les yeux de son fils.
Sceneario.com : Rubén, depuis Insoumises, L’ombre de l’aigle, ou Max, on sent avec Le premier Dumas que ton style a évolué, que ton encrage semble plus poussé, et que ton trait a aussi un peu changé. Est-ce propre à cette nouvelle série ou tout simplement une transformation logique et propre à beaucoup de dessinateurs ?
RdR : C’est un changement conscient que je fais à chaque fois. Chaque histoire à sa voix, son tempo, son drame, son ambiance, et donc son style, son approche graphique. J’ai toujours adoré trouver une nouvelle voie, qui différencie la BD d’autres de mes bouquins, même si dans le fond je reste toujours très reconnaissable. A cette occasion, je cherchais à me débarrasser de l’encrage avec tâche de noir, et que la couleur soit la protagoniste. J’ai beaucoup travaillé, pendant plus d’un an, avec l’aide de Salva, qui a un bon œil pour l’art, et de ma copine qui s’y connait beaucoup aussi, ainsi qu’avec d’autres copains coloristes. J’ai ainsi commencé à trouver ma voie !
Sceneario.com : Quelles techniques de dessin et de colorisation as-tu utilisées pour cet album ?
RdR : Aquarelle monochrome, et des aplats infographiques derrière. J’ai vu cela dans des bd que j’adorais comme RG de Frederik Peeters, et Je, François Villon de Luigi Critone, que je croyais réalisée en couleurs directes. Ils se sont servis de cette technique, j’ai vu les originaux, alors j’ai essayé de la reproduire à ma façon.
Sceneario.com : Quelle suite comptez-vous donner à la série ? Est-elle partiellement ou totalement écrite ?
RdR : Ce seront trois albums très intenses ! J’ai déjà dépassé la réalisation de la moitié du tome 2, et je fonce vers la dernière partie ! Quant à Salva il a déjà tout écrit ! Les recherches graphiques, je les fais au fur et à mesure que j’avance sur les scènes, et j’embarque Salva pour m’aider avec la documentation, puisque on en cherche pas mal pour éviter de trahir la vérité historique…
SR : Il y aura un total de trois volumes. Bien que je ne veuille pas spoiler la suite, nous verrons dans le prochain tome le Premier Dumas devenir un général triomphant, ainsi que le début de sa rivalité avec Bonaparte. Et dans le troisième tome, nous les accompagnerons en Égypte, où ils deviendront des ennemis jurés !
Sceneario.com : Salva, comment t’es venue l’envie d’écrire pour différents médias ? Était-ce alors ton souhait initial, lorsque tu as commencé tes études en Histoire de l’Art à Madrid ?
SR : Oui, en fait, à cette époque, je ne savais pas quoi étudier, je pensais faire les Beaux-Arts, mais je n’étais pas très sûr de mes talents. J’ai donc décidé d’étudier l’histoire de l’art dans l’espoir d’acquérir une culture vaste et variée, puisque la lecture et les arts étaient une sorte de paradis pour moi.
Plus tard, j’ai obtenu une maîtrise en écriture de scénarios pour la télévision et le cinéma. J’ai travaillé pas mal dans ce domaine, mais j’ai découvert que ce n’est pas (du moins en Espagne) un bon endroit pour être reconnu comme un auteur, car les opinions du réalisateur de films passent toujours au-dessus. De plus, les films historiques sont chers, et je n’avais aucun espoir de vendre ce genre de projets. Je me suis naturellement tourné vers les bandes dessinées, que j’ai toujours lues, et cela s’est avéré être la meilleure décision professionnelle de ma vie !
Sceneario.com : Sur quelle période aimerais-tu travailler, et que tu n’as pas encore traitée dans tes différents travaux ?
SR : Oh, j’ai une réponse directe : Le Japon. J’adore la culture japonaise et en plus de la BD, je lis des mangas depuis 1991, lorsque j’ai commencé avec Dragon Ball et Crying Freeman, Ranma ½, Saint Seiya, et toutes ces grandes œuvres. Cela m’a beaucoup impliqué dans la culture japonaise, les arts martiaux, la philosophie, la littérature… et cela fait un moment que j’ai envie de faire des BD sur le Japon. En tout cas, laissez-moi vous dire qu’en ce moment, un éditeur envisage de publier une de mes histoires se déroulant au Japon… Donc le rêve pourrait devenir réalité bientôt. Je croise les doigts !
PHOTO Photo Ruben del Rincon
Sceneario.com : Si au final tu ne devais garder qu’un domaine d’activité… La bd, le ciné, la tv, les romans, la peinture… Ou bien la trompette ?
SR : Sans aucun doute la bande dessinée ! C’est le domaine dans lequel je ressens le plus de satisfaction et celui qui me permet de me sentir vraiment comme un auteur. Je me plonge encore un peu dans l’audiovisuel, j’ai toujours envie d’écrire quelques romans, mais j’aime tellement les créations de BD, que tout le reste passe définitivement au second plan. Pour ce qui est de la trompette, j’ai vraiment essayé, mais c’est un instrument trop difficile pour moi, alors actuellement je me remets à la guitare métal. Au fait, au cas où vos lecteurs seraient intéressés, j’ai un projet de reprises métal sur Youtube !!!
Sceneario.com : Messieurs, question traditionnelle de fin d’interview : vos projets respectifs pour le futur ?
SR : L’année prochaine, il y aura certainement quelques suites : Dumas 2, Zazous 2, Brel 3 et Nemoralia 2, au moins !!! Peut-être pas grand-chose d’autre, parce qu’en 2022 j’ai dû consacrer quelques mois à un autre vieux projet : ma thèse de doctorat (qui, bien sûr, porte sur la bande dessinée !), que je compte terminer en 2023.
Mais bien sûr, je prépare de nouveaux projets, pour lesquels je vais essayer de trouver un éditeur à Angoulême. J’espère donc pouvoir publier un peu plus de bandes dessinées prochainement ! Merci de les lire !
RdR : On a différents projets ensemble, mais il faut voir avec des éditeurs, puisque ce sont d’eux dont dépend leur concrétisation…
En solo, j’ai un projet que je prépare depuis 4 ou 5 ans, et que j’ai envie de voir aboutir. Il s’agit d’une idée avec un protagoniste assez hors norme dans la BD, et avec des sujets qui m’attirent fort, comme la lutte sociale, la révolution, l’amitié, et le féminisme, que j’avais déjà traité dans Insoumises.
Mais le temps dira si ce projet voit un jour la lumière… Merci pour cet entretien, et j’espère que Le Premier Dumas touchera les lecteurs, et que ce personnage, dont son fils a essayé de filtrer l’âme, la force et l’humanité dans les pages de tous ses récits, et spécialement dans Georges, Les trois Mousquetaires, et Le comte de Monte Cristo, aura toute la lumière qu’il mérite !
Longue vie aux Dumas !
Entretiens réalisés en Octobre 2022.
Sceneario.com remercie chaleureusement les deux auteurs pour cette interview croisée, ainsi que pour leur disponibilité et leur gentillesse !
Premier Dumas : Le dragon noir
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