Interview
Rencontre avec Enrico Marini
Sceneario : Comment êtes-vous venu à la bande dessinée ?
Marini : J’habite dans la Suisse alémanique et la bande dessinée ne fait pas partie de la culture. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir une famille italienne et d’avoir passé beaucoup de mes vacances en Italie. J’aimais les bandes dessinées et ma grand-mère m’en achetait. Je lisais des fumetti (petits recueils en noir et blanc italiens). J’achetais aussi des Superman et des Batman dans les kiosques.
Je n’ai découvert la bande dessinée franco-belge qu’à l’âge de 12/13 ans, à part Astérix et Tintin que je connaissais depuis longtemps et qui faisaient partie de mes préférés, bien avant les comics. C’étaient des classiques on les trouvait même en Allemagne.
Je dessinais aussi de mon côté parce que j’aimais les dessins animés japonais. Je les suivais, un peu, par le club Dorothée qui était aussi diffusé en Suisse et j’essayais de recopier ce que je voyais. J’ai découvert le manga quand j’ai passé des vacances aux Etats-Unis, à 16 ans. J’ai trouvé le premier Akira qui venait de sortir dans une librairie japonaise.
Et comme je le disais, vers 12 ou 13 ans, un magasin de bandes dessinées a ouvert à Bâle près de chez moi. Et cela m’a ouvert un nouveau monde et fait comprendre qu’il y avait des personnes qui en vivaientt. Cela a été un déclic, j’ai découvert pleins d’auteurs que j’aime toujours comme Giraud, Hermann, …
Sceneario : Quelle a été la première bande dessinée publiée ?
Marini : C’était le dossier d’Olivier Varese. C’était très influencé par le manga et surtout Otomo, ainsi que par la bande dessinée italienne. J’ai fait cette bande dessinée parce qu’à cette époque, je faisais beaucoup de concours et j’allais montrer mes planches aux éditeurs. J’avais montré des planches aux Humanoïdes Associés et ils ont surtout retenu le dessin. Ils m’ont présenté des scénaristes qui travaillaient sur le projet Olivier Varese et ils m’ont choisi comme dessinateur. Je pense que c’était une sorte de test, ils avaient envie de publier ça dans des journaux. Pour moi cette première série, c’était, un peu, un apprentissage.
Sceneario : Tu faisais autre chose à côté ?
Marini : A côté, j’avais commencé des études de graphisme et de publicité. Ca a duré 4 ans, et le soir et le week-end je dessinais des bandes dessinées. Je voulais surtout faire de la bande dessinée mais mes parents n’étaient pas trop d’accord alors j’ai fait les deux en parallèle. Mais je savais qu’après mes études que je continuerais la bande dessinée.
Sceneario : Après Varese cela a été Gipsy, une série totalement différente. Après une série aventure, Gipsy c’est du post apo ?
Marini : Il fallait que ce soit un peu plus personnel, très différent. C’était le cinéma qui m’avait influencé à l’époque comme le film runaway train de Konchalovsky inspiré de Kurozawa. Cela m’a beaucoup inspiré visuellement. C’était deux prisonniers qui s’évadent d’une prison dans un monde très glacial. C’est un film dont on était fan avec le scénariste. Il y avait les manga qui m’inspiraient bien sûr, toujours Otomo évidemment
Sceneario : Et pour la recherche des personnages, il était déjà bien défini ?
Marini : Le scénariste le voyait beaucoup plus âgé que cela. Il voyait plutôt un homme mûr, fin et raffiné. Je ne le voyais pas comme ça, je le voyais dynamique et que cela serait bien de lui opposer une petite sœur et donc d’avoir un type très barbare et à côté une petite sœur qui est son antithèse et qui le recadre un peu. Cela lui a plu, il était partant mais de toute façon il n’avait pas trop le choix (rires). Il s’est beaucoup amusé et il a très vite apprécié le personnage et se l’est approprié ainsi que la petite sœur. Pour moi, c’est certain, c’est l’un de mes personnages que j’aime le plus.
Sceneario : Ensuite l’étoile du désert
Marini : C’était un peu un challenge, un défi, un changement dans mon plan de carrière même si je n’en avais pas vraiment un. Je me disais que je ne voulais pas être connu que comme le dessinateur de Gipsy. Je voulais aussi me dégager de cette image manga.
Sceneario : C’est donc un choix personnel et assumé ?
Marini: Oui c’était un choix après avoir rencontré Desberg qui, lui aussi, voulait changer son image de scénariste de bande dessinée jeunesse comme Tif et Tondu ou Billy the cat. Il voulait faire une histoire plus adulte, plus dure, et moi pareil, on s’était déjà croisé et il m’avait proposé des scénarios qui m’inspiraient moyennement. Je lui ai proposé de construire quelque chose ensemble et c’est comme cela que l’étoile du désert est née.
Sceneario : C’est donc toi qui as eu l’idée d’un western ?
Marini : Oui, c’est moi qui l’ai amené à faire un western et lui il s’est dit « pourquoi pas une fois dans ma vie? ». Il avait d’autres scénarios mais ils n’étaient pas pour moi et il les a réalisés avec d’autres après.
Sceneario : Et en personnage principal, Sean Connery
Marini : Oui tout à fait. Je ne le referai pas une autre fois, c’est certain. Il lui ressemble trop, j’aurais pu le changer un peu plus. Mais bon, c’est comme ça que je voyais ce type de personnage et j’ai pris Sean Connery comme modèle. Il me pardonnera (rires).
D’ailleurs quelques années après, j’ai vu une pub allemande où il vend du thé et il y avait une séquence qui rappelait énormément les personnages de Rapaces. C’est pratiquement certain que c’était copié dessus. J’ai même encore la cassette chez moi. Je l’ai enregistrée. J’attendais chaque soir que ça repasse pour pouvoir le faire. Je ne pense pas que cela venait de lui. C’était plutôt un choix du réalisateur qui devait connaître la bande dessinée, car il y avait une fille comme Camilla en cuir rouge avec un long manteau. Elle lui sautait dessus avec un couteau pour lui couper la gorge. Quand j’ai vu cette pub, c’était surréaliste pour moi. (rires)
Sceneario : Et justement après l’étoile du désert, on arrive à Rapaces et comment passe-t-on d’un western très typé à du fantastique contemporain ?
Marini : Là, c’est de nouveau mon amour et ma passion pour le cinéma, pour certains films ou réalisateurs que j’adore comme De Palma, Scorcese, et aujourd’hui il y en plein qui vont dans cette direction un peu fantastique et très noire comme Del Toro ou David Fincher. Cela m’a toujours plu et je ne voyais pas cela autrement quand je lisais le scénario de Dufaux. L’histoire évoquait ce genre d’images dans ma tête et il fallait qu’une historie de vampires soit forcement sombre.
Sceneario : Et a propos des personnages, c’est toi qui les a défini ou ils venaient plutôt du scénariste ?
Marini : Tout cela se discute. Jean Dufaux avait lui aussi des idées sur les personnages, mais sur le plan graphique, il donne des indications, des bases comme les ongles noirs. Cela il y tenait absolument, ou que les personnages soient très grands. Il doit avoir un phantasme sur les longues jambes et donc il fallait qu’elles soient très longues et dans Le Scorpion, les filles sont un peu plus normales je trouve (rires). Je pense que j’ai poussé un peu plus Rapaces vers les gothiques ou vers le cuir alors que cela n’était pas vraiment prévu comme cela. A l’origine, les Rapaces de Dufaux étaient des personnages plus élégants, j’en fait une version un peu plus animale. Je pense que par la suite, Jean s’est un peu adapté, mais pas beaucoup car cela allait dans le sens de l’histoire; mais je pense que cela aurait pu être plus classique.
Justement dans les discussions que l’on avait au départ, il voulait rompre avec ce que l’on connaît sur les vampires et c’était un défi de ne jamais mentionner le mot et de faire quelqus chose de similaire, qui casse un peu le mythe et en même temps le rejoint. On n’avait pas défini cela vraiment clairement et je pense qu’on a réussi à faire un mix original en se basant sur des éléments très classiques du vampirisme. C’est vrai qu’aujourd’hui, avec tous les films qui sont sortis par la suite, cela fait moins nouveau.
Sceneario : Et le fait de passer à Scorpion c’était pour revenir à la lumière ?
Marini : Oui car au bout d’un moment, j’ai grandi avec des westerns de John Ford, Sam Peckinpah, Sergio Leone. J’avais déjà fait un petit hommage aux westerns que j’aimais bien et l’étoile était un peu une interprétation que j’aimerais avoir au cinéma aujourd’hui, qui est beaucoup influencée par Sergio Leone ou les polars comme la scène du début. Et pour le Scorpion et le cape et d’épée c’est pareil. C’était pour retrouver ce que je ressentais quand je regardais certains films comme Scaramouche ou les films avec Jean Marais. Evidemment ces films là, si on les regarde aujourd’hui, ont beaucoup vieilli.
Moi, je les ai vu quand j’étais très jeune, j’ai toujours apprécié, je voyais bien qu’il y avait un décor un peu bizarre, très sophistiqué, un peu théâtral. J’aimais bien, cela fait un monde particulier. C’est un peu comme les comédies musicales, pas les comédies actuelles, mais celles avec Gene Kelly, je trouve qu’il y a quelque chose « d’innocent » c’est un autre style d’image, de film qu’on ne fait plus aujourd’hui, un peu comme les premiers James Bond aussi. Il y avait une photo que l’on ne voit plus, c’était vraiment une autre époque.
Cela me plaisait de capturer quelques images que j’avais en tête. Comme si ce que je faisais pouvait aussi rappeler un peu cette époque qui était fausse. Quand aujourd’hui on fait des films comme Jeanne d’Arc de Luc besson ou le pacte des loups, même s’ils sont un peu exagérés, ils sont plus crûs, plus réalistes. En fait, je mélange tout pour mon travail, mais je suis aussi nostalgique des vieux films américains, français ou italiens des années 50 et 60.
Sceneario : Ce n’est pas trop dur de passer d’un monde à l’autre ? Gipsy/post apo, l’étoile du désert/western, Rapaces/fantastique contemporain et Scorpion/renaissance. Ces mondes sont très définis, très cinématographiques mais vraiment très différents !
Marini : Non, ce n’est pas très dur si l’histoire me plaît. J’ai de la documentation mais je me laisse beaucoup de liberté aussi. Cela dépend de mon humeur mais a priori ce n’est pas dur, au contraire, je pense que j’ai besoin de temps en temps d’alterner.
Sceneario : Le artbook de Rapaces qui est sorti ?
Marini : Ce sont des dessins que j’ai faits il y a pas mal de temps et que j’avais accumulés au fur et a mesure des années. Le matériel je l’avais livré il y a un an et demi, donc pour moi de voir sortir l’album maintenant est plaisant, je ne veux pas dire que je l’avais presque oublié.
Sceneario : Et cela te fait quoi de vendre des dessins comme ceux que j’ai vu pendant l’expo ?
Marini : Ca me fait toujours mal, c’est pour cela que les prix sont élevés (rires). C’est un peu une rétrospective, ça me semblait intéressant car Bernard m’avait demandé d’exposer un jour du Gipsy, du Varese, et j’ai pensé que pour la sortie du Scorpion, on pouvait présenter un peu tout, comme ça on pouvait voir l’évolution aussi.
Sceneario : Les prochains projets ? Rester sur Scorpion ou aller encore dans un nouvel univers ?
Marini : Le Scorpion va continuer, ça c’est clair. On a encore pas mal d’histoires à raconter. On sait où on va, il y a un plan qu’on va suivre plus ou moins méticuleusement. Je travaille aussi sur un nouveau projet que je fais tout seul et qui me tient à cœur, où j’ai une énorme documentation et j’espère qu’elle va me servir. Le scénario est écrit et découpé ; il y aura plusieurs tomes, si les lecteurs me suivent évidemment. En principe cela devrait sortir à la fin de l’année prochaine chez Dargaud. Il faut le temps de le faire.
Sceneario : Merci
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