Interview

Tchernobyl mon Amour, Tchernobyl, c’était il y a 20 ans…

Sceneario.com : Chantal Montellier bonjour,

Chantal Montellier : Bonjour Marie,

Sceneario.com : Vive, dynamique, dérangeante, franche (…) 

Chantal Montellier  : Hum… Franche… Ca dépend avec qui. Avec certains, la franchise peut être une forme de naïveté, n’est-ce pas ? La ruse est préférable. Avec vous, je devrais pouvoir l’être, franche. Essayons.

Sceneario.com :  Auteure complète, (…)

Chantal Montellier : Mmh, mais toujours payée comme si je ne faisais que les dessins, donc, j’y perds. Il vaut mieux être incomplet, vous voyez… J’ai renoncé dernièrement à faire mon lettrage moi même. C’est une police de caractère fabriquée à partir de mes propres lettres qui prend le relais avec l’aide de Thomas Gabison. Bientôt mes BD seront aussi professionnelles que les albums d’Astérix, Tintin et Mickey ! (Et on pourra m’enterrer comme auteure complète).

Sceneario.com : Vous faites partie aujourd’hui des incontournables du paysage de la bande dessinée,

 

Chantal Montellier : Pourtant bien des gens me contournent, à commencer par nombre d’organisateurs Chantal Montellier : Pourtant bien des gens me contournent, à commencer par nombre d’organisateurs de festivals. Je ne dois pas être assez (politiquement) correcte ? Pas assez conne et sensuelle ? Et puis les femmes de ma génération étant tellement nombreuses à avoir fait une œuvre, les places sont chères ? (Je plaisante).

Sceneario.com : Quels traits seraient les plus caractéristiques pour vous présenter ?

Chantal Montellier  : Tenace? Coriace ? J’ai subi pendant des années des rumeurs et une forme d’ostracisme qui auraient pu m’être fatale, tant ma situation matérielle (et affective) était devenue problématique. Une femme à la mer et pas une seule main qui se tende ! (Même pas celle de mon ex compagnon de 17 ans, un CNRS passé, sous l’ère Mitterrand, du rouge vif au rose un peu jaunâtre, ce qui nous a valu force disputes, jusqu’à la rupture finale). Heureusement le CNL (avec Dominique Séridji) , la Maison des écrivains (avec Donatella Saulnier), et la SGDL (avec Bénédicte Mallaurand) étaient là. Sans elles, je me serais noyée (dans l’eau un peu glauque des roses défraîchies qui nous submergeaient).
Vous me direz, parmi les 6 femmes par mois (répertoriées officiellement) qui tombent sous les coups des mâles, une femme auteure de bande dessinée et de dessins de presse n’aurait pas dépareillé les statistiques.

 Sceneario.com : 2006 marque un triste anniversaire, celui des 20 ans du drame de Tchernobyl. Pour cette occasion, vous sortez chez Actes Sud un album de bande dessinée sur le sujet, comment est né ce livre ?

Chantal Montellier : D’une rencontre à Angoulême avec Michel Parfenov (1). J’y dédicaçais "Les Damnés de Nanterre". Michel est venu me voir, accompagné de Thomas Gabison qui co-dirige la collection ACTES- SUD BD. Michel et moi nous sommes trouvés des points communs. Il est rare que je rencontre, dans le milieu de la bande dessinée, des personnes sachant, par exemple, qui est Jean Kanapa (2)… Ca a crée un lien. Un peu plus tard, Michel m’a fait savoir le bien qu’il pensait de l’album publié par Denoël Graphic. Tant sur le plan du contenu, de la manière d’aborder le sujet, que sur l’esthétique. En juin 2005, il me passait officiellement commande d’un album sur Tchernobyl dont c’est le 20e anniversaire en avril de cette année.

Sceneario.com : Le titre choisi fait référence à une autre catastrophe, celle de l’explosion nucléaire d’Hiroshima, pour faire l’impasse sur la littérature de Marguerite Duras, comment avez-vous choisi ce titre ?

Chantal Montellier : Ce n’est pas vraiment moi qui l’ai choisi, c’est plutôt Michel et Thomas. Moi j’avais envie de quelque chose de provocateur, genre:"Bal tragique à Tchernobyl, un mort. " (Le chiffre officiel des morts est ridicule par rapport à la réalité.)
Tout le monde connaît la tragédie d’Hiroshima, peu de gens savent que celle de Tchernobyl est aussi grave, si ce n’est plus. Choisir ce titre en référence au livre de Duras, était une manière de le signifier.

 
Sceneario.com : Parmi les personnages, on retrouve la journaliste Chris Winckler, le nom de Winckler n’est pas inconnu, a-t-il un rapport avec Martin Winckler (3) qui a préfacé une de vos œuvres ?

 
Chantal Montellier : Oui, J’apprécie la personne et l’œuvre, les deux ont du courage. Si Chris avait eu un père, (symbolique, cqfd), j’aurais aimé que ce soit quelqu’un comme Winckler. Et puis aussi ce nom renvoit au Gaspard Winckler de Pérec (4), un orphelin qui ne sait plus trop quelle est son histoire et qui pour exister, doit la recréer. Par ailleurs, il y a un poème d’Holderlin (5) où le mot "winkel", revient beaucoup. Winkel au sens de coin, angle, faille… Le héros du poème, après avoir été battu et humilié rentre sous terre par un coin, une faille dans une roche, et y refait ses forces pour pouvoir reprendre le combat. Et enfin, c’est un mot qui a une origine lorraine, et je vis avec un lorrain.. Voilà.
 
Sceneario.com : Pour revenir au livre, comment vous êtes-vous documentée et comment avez-vous travaillé quand la décision de la réalisation de ce livre a été prise ?

Chantal Montellier : C’est en juin 2005 que les choses se sont vraiment concrétisées et qu’ayant un contrat en main, j’ai pu démarrer le travail. J’avais déjà lu le livre extraordinaire de Svetlana Alexievitch, "La supplication, chronique du monde après l’apocalypse". Ce sont des témoignages de survivants de la catastrophe. Témoignages qui nous font découvrir un univers terrifiant, mais aussi donne à cet évènement sa dimension humaine. Ce sont les voix des suppliciés qui se font entendre dans ce livre, celles des "liquidateurs" et de leurs proches… C’est terriblement impressionnant. J’ai commencé à écrire et dessiner à partir de ce livre. Notamment la scène du cauchemar de Chris, et aussi une partie du premier chapitre, plus documentaire. Ce livre est aussi une mine d’informations. Dérangeante, Svetlana a été contrainte à l’exil. N’ayant pas respecté l’omerta du pouvoir et des lobbies, considérée comme traître à son pays, elle est condamnée à errer d’un pays à l’autre : Italie, France, Allemagne… 

Ensuite, j’ai exploré Internet. Il y a beaucoup de choses sur ce sujet. Y compris des reportages photographiques qui m’ont été très utiles pour dessiner certaines scènes. Notamment, quand à la fin de mon histoire, Chris décide de se rendre sur place et de voir de ses propres yeux la ville fantôme de Pripyat (à quelques kilomètres de Tchernobyl), et le sarcophage qui recouvre la centrale. Il n’est plus en très bon état et certains parlent même d’une nouvelle explosion qui serait "imminente". C’est sans doute un peu exagéré.

Sceneario.com : Et les couleurs ? Vous avez éclaté vos  noir, blanc et rouge !
 
Chantal Montellier : Oui, les couleurs sont nombreuses et très variées. Aucune raison de se restreindre comme dans les Damnés de Nanterre, où le rouge et le noir avaient un sens politique. J’ai fait la mise en couleur avec l’aide de Thomas Gabison, ce qui m’a obligé, pour mon plus grand bien, à me confronter à la sensibilité de quelqu’un d’autre, d’un autre sexe et d’une autre génération. (Thomas, a une trentaine d’années.)

Sceneario.com : Avez-vous pu aller au bout de ce que vous vouliez montrer dans cette œuvre ou vous êtes –vous limitée ?

Chantal Montellier : J’ai été limitée par le temps surtout. Six mois pour faire une bande de 130 pages, scénario compris, c’est peu. Sinon, ma liberté d’auteure a été totale, et Michel Parfenov , qui connaissait déjà le sujet et publie parallèlement "Le crime de Tchernobyl" de Wladimir Tchertkoff et "Atomic Park" de Jean-Philippe Desbordes, m’a fourni beaucoup de documents. 

Sceneario.com : Le public est-il prêt pour le document social sous cette forme qui nécessite plus d’efforts, plus de curiosité de sa part que pour un document télévisuel par exemple ?

Chantal Montellier : L’avenir nous le dira. L’intérêt du livre est qu’il reste à disposition une fois lu. Je pense aussi que les dimensions esthétiques et fictionnelles peuvent aider le public à entrer dans cette page d’histoire particulièrement douloureuse et brûlante.

Sceneario.com : L’actualité n’est pas rose, et vous semblez touchée par les fléaux de la société, quels autres sujets Chris Winckler aurait-elle envie d’aborder ?

Chantal Montellier : Les fléaux de la société me touchent, moi comme les autres. Mardi 28 mars, quelques dix millions de personnes ont manifesté contre le CPE qui fera d’eux des travailleurs taillables et corvéables à merci… pour quels résultats? 

Il est question que Chris poursuive ses aventures chez son premier éditeur, Denoël graphic, une histoire tournant autour des téléphones roses… Mais je travaille surtout en ce moment à des corrections de ma bande "Odile et les crocodiles" pour les éditions de l’AN 02. De plus je suis investie dans l’adaptation pour le théâtre de mes "Conversations ferroviaires", publiées chez Benoît Peeters (6), aux Impressions Nouvelles. 

Je me suis aussi sentie fortement interpellée par le rapport d’Amnesty International sur le "massacre" des femmes dans notre beau pays. Une femme tombe tous les 3 ou 4 jours sous les coups d’un conjoint (combien sous les coups d’un non conjoint ? Combien poussées au suicide?) A mes yeux, il s’agit là d’une sorte de gynocide, dont on fait peu de cas. Les chiffres de ce rapport on bien été mentionnés par les médias, mais ça n’a pas fait débat. A part sur une ou deux radio, et encore, brièvement, rien ou presque. Silence, on tue.
Voilà aussi un sujet pour Chris. La décroissance pourrait en être un autre. Et aussi la Monoforme dont parle Peter Watkins… Mais on verra plus tard. D’abord Odile.

Sceneario.com : Être une femme dans le milieu de la bande dessinée est-il avantageux ? Handicapant ? Neutre ?

Chantal Montellier :  Pour moi, ce n’est pas très avantageux, au contraire. Florence Cestac, Catel Muller ou Annie Goetzinger vous diront peut-être le contraire. Il faut aussi dire que j’ai quelques torts. Je n’ai pas pris la BD tout à fait au sérieux alors que l’on m’a prise, moi, au sérieux comme auteure. Cela a créé quelques malentendus. J’ai tout de même beaucoup fourni, avec constance et application et je me suis prise au jeu. Ma situation est assez complexe, surestimée par les uns, sous estimée par d’autres; carrément surfaite pour les troisième, qui ne voient que le mal… J’espère que ce re-démarrage, avec les Damnés de Nanterre et Tchernobyl, mon amour convaincra les plus sceptiques que je suis, pour de bon, une bédéaste. (Et non pour de rire !). 

J’espère aussi que ces dernières œuvres aideront à redécouvrir les précédentes, notamment la série des trois "Julie Bristol", massacrée par ses propres éditeurs, (J.P. Mougin de Casterman et D. Christamann de "Dargaud").
Le fait d’avoir pour éditeur quelqu’un comme Michel Parfenov, qui a compris que la bande dessinée était un outil extraordinaire tant du point de vue de l’expression artistique que de la communication, m’aide beaucoup à revaloriser mon propre travail. Jean-Luc Fromental et Benoît Peeters n’ont pas démérité non plus, au contraire. Quand à Thierry Groensteen  (7) , j’attends de voir.

Sceneario.com : Chantal Montellier sait magnifiquement parler des autres, dénoncer les injustices, mais en ce qui vous concerne personnellement, qu’en est-il ?; pourriez-vous vous raconter à la façon d’une Chris Winckler qui retracerait votre vie ?

Chantal Montellier : Ce serait très long et pas forcément bon; la distance de moi à moi n’étant sûrement pas suffisante. Disons que je suis l’objet de bien des malentendus et de beaucoup d’incompréhension. (C’est un euphémisme). Peut-être parce qu’au fond je n’ai jamais trouvé ma vraie place et que cela fait désordre, voire pire.
Il n’est pas facile pour quelqu’un dont l’histoire familiale tient du désastre et du chaos de s’en relever. Même en cultivant "l’insoutenable légèreté de l’être", en sublimant et en transcendant. D’autant que notre société ne reconnaît guère ses manques. La lourdeur de mon histoire familiale compte plus que le poids de tout ce que j’ai pu produire et, comme dirait le poète Alain Lance, "distraire du désastre". Camille Claudel, elle, écrivait: "Incapables de rien faire par eux-mêmes, ils ne voient que le mal". Et n’oublions pas que nous sommes dans une société où l’on tue 6 femmes par mois dans une quasi totale indifférence. 
Par ailleurs il suffit de taper sur Internet : "les femmes dans la bande dessinée" pour prendre la mesure de la stupidité et du vide auxquels nous devons faire face. La mesure de l’indifférence, aussi. C’est vertigineux ! Pour moi, être femme auteure de bande dessinée c’est être, chaque jour, face à ce vide, cette bêtise et cette indifférence. A peu près seule car les femmes dessinatrices ne sont guère solidaires les unes des autres, chacune est dans son pré carré.
 

Sceneario.com : Quels sont vos projets ?

Chantal Montellier : A court terme: réédition d’Odile, adaptation des "TGV" pour le théâtre, autre album avec Denoël Graphic, sous la direction amicale de Jean-Luc Fromental; (le scénario avance).
Et puis, j’espère retrouver bientôt l’équipe d’actes Sud, Michel Parfenov et Thomas Gabison, pour une nouvelle création. Ce fut un vrai bonheur de travailler avec eux et je les en remercie du fond du coeur. 

Sceneario.com : Merci beaucoup de nous avoir accordé cette interview, un grand bravo pour l’ensemble de votre oeuvre et à très bientôt pour découvrir "Tchernobyl, mon amour !"

Notes de rédaction :

(1)  – Michel Parfenov et Thomas Gabison : Editeurs bd chez Actes Sud Bd. 

(2) – A propos de Jean Kanapa : 1921-1978, intellectuel et dirigeant communiste est un personnage emblématique de l’histoire du communisme français de l’après-guerre. De son itinéraire, nous pouvons distinguer six étapes : ses années de formation et son passage de Sartre à Staline, son expérience de dix ans à la tête de la revue La Nouvelle Critique, ses séjours à l’Est, son intimité et sa collaboration avec Waldeck Rochet puis surtout avec Georges Marchais, sa participation active de 1975 à 1978 à la direction du PCF et enfin son héritage. Du sectarisme le plus véhément à la novation eurocommuniste, cette singulière histoire communiste rend intelligible une étape, essentielle de l’existence du PCF, notamment " l’ère Marchais ". (Réf – JEAN KANAPA 1921-1978 – « Une singulière histoire du PCF »
Tome 2 par Gérard Streiff aux éditions de l’Harmattan.)

(3) – Martin Winckler – Médecin ; Ecrivain (La maladie de Sachs, Camisoles,…) ; Essayiste, journaliste, animateur radio etc etc…(NDR : seul homme au monde qui ne dort jamais. ) a préfacé ..
Son site web : http://martinwinckler.com/
Il a préfacé « Des clés pour la liberté » écrit avec la participation des détenus de la maison d’arrêt de Laval – 2004 Editions Siloé

(4)- W ou le Souvenir d’enfance de Georges Pérec – Edition Gallimard paru en 1993 (isbn : 2070733165)

(5) – Le poème d’Holderlin en question en allemand suivi de sa traduction. : 

Der Winkel von Hardt
Hinunter sinket der Wald,
Und Knospen ähnlich hängen
Einwärts die Blätter, denen
Blüht unten auf ein Grund,
Nicht gar unmündig.
Da nämlich ist Ulrich
Gegangen ; oft sinnt, über den Fusstritt,
Ein gross Schicksal
Bereit, an übrigem Orte.

L’Antre de Hardt
S’affale le bois,
Et, pareilles à des bourgeons, pendent
Repliées les feuilles pour qui
Eclôt en bas un sol
Pas tout à fait sans bouche.
Là en effet Ulrich
Est passé ; souvent, sur le pas,
Médite une grande destinée
Préparée, au coin restant.

(6) – Jean-Luc Fromental pour Denoël Graphic et Benoît Peeters, éditeur.

(7) – Thierry Groensteen : Editeur des Editions de l’An2 rattaché depuis le début de l’année aux éditons Actes Sud ). 

Amnesty International : http://efai.amnesty.org/

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