Interview
Thierry Joor
Rencontre avec Thierry Joor, directeur éditorial chez "Delcourt":
Dominique Vergnes: Quel est votre poste aux Editions "Delcourt"?
Thierry Joor: Je suis directeur éditorial aux Éditions Delcourt. Mais je ne suis en charge "que" du secteur création franco-belge, pas du Manga, ni du Comics. Je travaille aussi directement avec des auteurs dans diverses collections aussi bien pour des séries que des one-shot (ex : "Sillage", "Okko", "Les Blagues de Toto", "Les Légendaires", "Fritz Haber", "De Cape et de crocs", mais aussi des personnalités comme Gradimir Smudja ou divers projets de la collection Mirages, etc.) J’accompagne leurs auteurs dans leurs démarches créatives jusqu’à la publication de leurs livres. Je m’occupe assez globalement du secteur jeunesse aussi.
Dominique Vergnes: Au niveau des collections justement, vous faites tous les genres de BD?
Thierry Joor: Oui, nous sommes très éclectiques chez "Delcourt". Nous avons un catalogue très ouvert, très divers. Toutes les formes de la bande dessinée, tous ses contours nous intéressent..
Dominique Vergnes: Et vous, comment avez-vous arrivé chez "Delcourt"
Thierry Joor: C’est un long cheminement. D’origine belge, la BD reste pour moi une passion d’enfance. Je suis né en 1961. Comme gamin, j’ai été élevé par les magazines "Spirou" et "Tintin"de l’époque. J’ai réalisé des fanzines et ensuite, fait mes études de dessin en section bande dessinée à l’institut St-Luc, à Bruxelles. Mes professeurs étaient Claude Renard et François Schuiten. J’ai ensuite été libraire indépendant pendant 15 ans, de 1987 à 2002. J’ai même été durant deux ans environ et en parallèle, rédacteur en chef du mensuel "Schtroumpf ". C’est durant la fin de ma période libraire, dès 1998 que j’ai commencé à travailler pour Guy Delcourt, toujours en indépendant, en tant que directeur de collection. En 2003, je deviens éditeur salarié pour ensuite endosser le rôle de directeur éditorial dès octobre 2004. Et je ne parle pas de mon incursion chez Delcourt courant fin des années 80 début 90 où pendant environ un an et demi deux ans j’ai chassé les projets pour Guy sur le territoire belge. Mais sans succès tant la boîte de Guy était encore modeste et peu connue par chez nous, voire en France.
Dominique Vergnes: Vous avez accompagné l’éclosion d’auteurs?
Thierry Joor: C’est l’idée de base des éditions dès l’origine puisque Guy Delcourt a publié la plupart de ses premiers ouvrages avec de jeunes auteurs issus de l’école d’Angoulême (Ayroles, Masbou, Turf, Loyer, Mazan, Dethan, Wendling et j’en passe). C’est le rôle d’un éditeur d’accompagner ses auteurs pour avoir un catalogue cohérent, qualitatif, diversifié, même si il est très varié. Certains jeunes de l’époque sont devenus des vedettes d’aujourd’hui. Certains jeunes d’aujourd’hui seront les vedettes de demain. Depuis ces dix dernières années grosso modo où nous avons acquis un certain statut, un équilibre et, surtout, fait nos preuves de dynamisme et de succès commerciaux, de nombreux auteurs confirmés nous rejoignent ou souhaitent le faire.
Dominique Vergnes: Arleston considére que pour commencer, il valait mieux débuter dans une petite maison d’édition. Lui, il a accompagné l’éclosion de la maison d’édition "Soleil".
Thierry Joor:Accompagner la naissance et l’éclosion d’une petite maison d’édition pour un auteur est bien entendu passionnant; accompagner la naissance et l’éclosion d’un jeune auteur pour une maison d’édition l’est tout autant. Chaque nouvel auteur, chaque nouveau projet est un défi, un territoire à explorer et à bâtir.
Dominique Vergnes: Et chez "Delcourt", combien êtes vous?
Thierry Joor: A "Delcourt", nous sommes une bonne quarantaine et nous sommes basé sur Paris depuis la création de la maison en 1987.
Dominique Vergnes: Au rachat de "Soleil" par "Delcourt", il y avait cette volonté chez Guy Delcourt de conserver l’âme des éditions "Soleil" et de tranquilliser les gens qui y travaillaient.
Thierry Joor:Tout à fait, il fallait garder l’ADN de "Soleil" et sécuriser ses salariés. D’où l’idée de garder leurs bureaux principaux à Toulon même si d’autres existent et existaient déjà avant le rachat à Paris.
Dominique Vergnes: Aux Editions "Delcourt" vous avez su garder votre originalité de diffusion, de commercialisation et de distribution, votre indépendance quoi.
Thierry Joor: Oui, il faut bien comprendre que chez "Delcourt", il n’y a pas d’actionnaires. C’est Guy Delcourt le seul responsable, et c’est plus facile de travailler comme cela car quand il prend une décision, il ne reviendra pas dessus. C’est très agréable et confortable pour nous ensuite.
Dominique Vergnes: En terme de part de marché, vous représentez combien par rapport aux autres?
Thierry Joor: En tant qu’éditeur, en 2012, "Delcourt" était le numéro deux derrière Glénat et juste devant Dargaud. En temps que groupe (Delcourt, Soleil et Tonkam), on frôle les 18% de parts de marché. Ca fait de nous le premier groupe indépendant devant Glénat mais le second d’une manière générale derrière "Média participation". C’est devenu effectivement un groupe majeur du marché de la bande dessinée.
Dominique Vergnes: C’est la guerre commerciale entre éditeurs?
Thierry Joor: Non, ce n’est pas une guerre, même si le marché connaît une passe compliquée où les acteurs les plus importants maigrissent sans doute un peu et où les plus fragiles meurent ou risquent de mourir. On a une chance extraordinaire de faire ce métier-là, mais c’est un métier et comme tous les métiers, il est fait de contraintes et demande une grosse dose de travail quotidienne. En ce qui nous concerne, les choses sont plutôt très positives même si certains de nos échecs sont beaucoup plus fracassants qu’auparavant. Les sanctions peuvent être très dures. Notre diversité éditoriale et la qualité globale de notre catalogue nous permettent de nous adapter en permanence au marché. Notre côté généraliste depuis quasi les origines n’y est sans doute pas étranger.
Dominique Vergnes: Dans une interview, Mourad Boudjellal avait déclaré que les prix BD à Angoulême ne servaient pas à grand chose, à part peut-être le Grand Prix. Au bout de 6 mois, les autres prix on les a oubliés. Pour lui, on ne fait pas du chiffre avec de la BD intellectualisante ou de festival. Vous-mêmes, vous êtes présent dans les grands centres commerciaux.
Thierry Joor: Mourad Boudjellal possède toujours son franc-parler bien particulier. En tant qu’éditeur généraliste, je ne suis pas complètement d’accord avec lui. Aujourd’hui, plus aucun éditeur ne peut dire quel sera le gros succès ou le best-seller de demain. Qui aurait pu imaginer il y a seulement cinq-six ans que les "Chroniques de Jérusalem" de Guy Delisle allait franchir la barre des deux cent mille exemplaires vendus en français ? On ne peut pourtant pas parler de bande dessinée populaire comme l’entend l’ancien patron de Soleil. Et pourtant, par la force des choses, ce titre est devenu populaire. Mais les uns n’empêchent pas les autres et nous sommes tout aussi fiers de publier Guy Delisle ou Margaux Motin que Les blagues de Toto, Les Légendaires ou Walking Dead. Tous sont des succès aujourd’hui. Tous ont leurs qualités. Tous ont leurs publics respectifs qui parfois s’entremêlent
Dominique Vergnes: Un éditeur déclarait que lancer un one-shot en BD coûtait entre 20000 et 30000 euros.
Thierry Joor: Ca dépend de beaucoup de choses : ça dépend de l’à-valoir proposé aux auteurs, du tirage, de la pagination, des coûts de fabrication, de la promotion. Donc 20000 euros, ça ne veut pas dire grand chose dans l’absolu. Pour une structure comme la nôtre, ça me paraît même être une fourchette basse.
Dominique Vergnes: Considérez-vous que le marché BD français est un marché saturé?
Thierry Joor: Le marché français, c’est 60 millions de français. Plus 4,5 millions de belges francophones et encore des Suisses et des Canadiens. Je ne pense pas que le marché soit à proprement parlé saturé, il a gagné en maturité et les publics sont plus nombreux qu’avant. C’est la visibilité qui est d’une certaine manière saturée. Les rayons des libraires ne sont pas extensibles. Ils ont toujours autant de livres en stock mais il y a aujourd’hui plein de livres qui ne sont plus physiquement présents en librairie alors qu’à l’époque, un bon libraire spécialisé, une FNAC, avait tout dans sa boutique. Certains sites de vente par correspondance prennent beaucoup d’importance pour ces titres plus discrets. Mais l’acte d’achat impulsif pour ceux-ci est évidemment beaucoup moins certain qu’à une certaine époque où on se laissait sans doute plus facilement tenter lorsqu’on feuilletait un livre qu’on ne connaissait pas et qu’on n’aurait pas acheter à priori.
Dominique Vergnes: Ce qui est intéressant chez "Delcourt", c’est que vous êtes un exemple de maison d’édition originale. Vous vous êtes donné aussi les moyens de votre indépendance.
Thierry Joor: Oui mais cela n’a pas été toujours une route droite et facile. Souvenez-vous que au tout début de notre existence, notre diffuseur d’alors, Les Maîtres du monde, avait fait faillite. Guy Delcourt a réussi à passer entre les gouttes. Il faut du temps et de l’obstination pour faire une maison d’édition qui marche. Un gros brin de chance aussi bien entendu. Pourtant, à l’époque, le marché était beaucoup plus souple et ouvert qu’aujourd’hui, même s’il fallait aussi avoir du courage et sans doute une petite dose d’insouciance pour se lancer. Il y avait moins de concurrence et les places étaient probablement plus envisageables. Aujourd’hui, se lancer dans le grand bain de l’édition de bande dessinée est devenu une vraie gageure.
Dominique Vergnes: Combien d’albums publiez vous chaque année?
Thierry Joor: Je diviserais le catalogue "Delcourt" en 3 grandes parties: la BD franco-belges, le manga et le comics. Chez nous, les mangas représentent une petite centaine de publications par an, les comics 50 à 70 et le reste de la BD est franco-belge. Soit à la louche, entre 320 et 350 albums, rééditions importantes ou intégrales comprises, chaque année. Il n’y a aucune volonté de notre part de "saturer" le marché. Il y a 10 ans, on ne faisait quasi pas de manga par exemple. Et le comics était moribond. Mais ce n’est pas parce que nous avons souhaité développer fortement ces deux secteurs de la bande dessinée que nous allions réduire la voilure du côté création. Nous aimons toutes les bandes dessinées. Et puis, accompagner les auteurs dans leur processus de création et publier ce qu’on appelle des "achats de droits", c’est-à-dire traduire des œuvres déjà existantes provenant d’autres pays, ce n’est pas exactement le même type ni la même charge de de travail pour nous.
Dominique Vergnes: Sur le marché de la BD, le lecteur de comics c’est le même que celui des mangas, celui des mangas le même que celui de la BD franco-belge?
Thierry Joor: Non, mais il existe pour une petite partie des lecteurs des vases communicants. Mais globalement, le lecteur de comics lira moins de mangas qui lui-même lira moins de bandes dessinées franco-belge, et inversement. D’autres lecteurs sont comme nous par contre, ouverts et curieux de tout. Voire carrément boulimiques ! il n’y a pas vraiment de règles.
Dominique Vergnes: Pourquoi, depuis quelques années, "Delcourt" ne fait plus trop de séries mais seulement des one-shots actuellement?
Thierry Joor: Oui, c’est vrai. Mais ce sont aussi les auteurs qui nous font plus de propositions qui ne vont pas spécialement dans le sens de la série plus traditionnelle. Autant le lectorat s’est diversifié, s’est étendu, n’est plus particulièrement accro ou captif de la série, autant l’auteur de bande dessinée s’est lui aussi d’une certaine manière "diversifié" . Et je me répète, avant, on pouvait dire qu’avec un bouquin de 48 pages couleur, c’était le succès plus ou moins assuré, et qu’avec un petit bouquin en noir et blanc, on allait quasi droit dans le mur. Mais ce n’est plus le cas actuellement.
Dominique Vergnes: Donc pour vous, un one shot qui fait un succès, c’est à quel niveau de vente? 10000 ou 20000 exemplaires?
Thierry Joor: Déjà vendre 10000 d’un même ouvrage d’auteurs peu ou pas connus actuellement, c’est remarquable et agréable, et pour les auteurs et pour l’éditeur, mais cela ne fait qu’un beau succès d’estime sans jackpot à l’arrivée. Pour ce qui concerne les fameux best-sellers, la barre des 80 à 100000 exemplaires me paraît être un cap qui justifie bien cette appellation recherchée. Mais vendre au-delà de 20, 30, 40 ou 50000 exemplaires aujourd’hui constitue déjà de belles réussites commerciales sans pour autant pouvoir parler de véritables best-seller. "Walking Dead", "Les Blagues de Toto" et "Les Légendaires" sont aujourd’hui nos trois séries best-sellers mais aussi trois des meilleures ventes de séries en France tout éditeurs confondus ("Les Légendaires" est numéro deux derrière "Tintin").
Dominique Vergnes: Avez-vous été surpris par ces succès?
Thierry Joor: On est toujours surpris. Les éditeurs ne peuvent avoir aucune certitude sur ce qui va marcher ou moins bien marcher. On parie parfois sur certaines choses qui au final ont un résultat commercial décevant. Ou miser moins sur d’autres qui obtiendront finalement un vrai succès. C’est très aléatoire et ce sont surtout les libraires et les lecteurs qui possèdent les clés de tout ça au final.
Dominique Vergnes: Il existe cependant des blockbusters en BD.
Thierry Joor: On n’est pas dans la même stratégie que dans le cinéma par exemple, où un déploiement colossal en marketing assure une visibilité et souvent un minimum de recettes assuré dès la première semaine de sortie, même si de retentissants échecs dans ce secteur malgré un gros investissement financier promotionnel sont de plus en plus fréquents.Un éditeur peut certes mettre des moyens en place pour un lancement mais le résultat sera à coup sur aléatoire. On peut créer un coup éditorial mais c’est rare. Par contre, accompagner une série qui frémit et l’emmener vers des sphères plus hautes, ça oui, j’y crois. Moins de créer in vitro un véritable gros succès. Ça se fait en étapes ou arrive de manière plus rapide mais inattendue. On ne vend pas des petits pois mais dans la très grande majorité des cas, des produits culturels plus ou moins populaires.
Dominique Vergnes:Comment êtes vous distribué en france ?
Thierry Joor: Notre diffuseur est Delsol. Nous sommes très content et très heureux de notre diffuseur Delsol et de notre partenaire Hachette en ce qui concerne la distribution. C’est un vrai plaisir de travailler avec eux. Delsol est une structure très performante. Ceux qui la composent sont des gens très compétents, très impliqués et qui aiment la bande dessinée.
Dominique Vergnes: Vous recevez beaucoup de scénarios, d’auteurs?
Thierry Joor: On reçoit énormément de projets par mail et par courrier. Rarement en recevant directement leurs auteurs car nous n’en avons tout simplement pas le temps. Ce sont les auteurs dont les projets retiennent notre attention ou bien entendu ceux avec lesquels nous avons signé un contrat que nous recevons uniquement. C’est un investissement de temps énorme pour les éditeurs. Ce matin, par exemple, j’ai bossé avec un dessinateur et nous avons revu ensemble son scénario storyboardé. Je lui ai fait des remarques sur la structure, la narration, le graphisme. On discute de tous les aspects de la création de manière franche et respectueuse. C’est bien évidemment la partie de mon métier qui me plait le plus. Si, au bout de la chaîne, le livre a des défauts, c’est aussi et d’abord la faute de l’éditeur. Nous avons décidé de publier tel livre et c’est donc à nous d’être au mieux dans l’accompagnement, même si ce n’est pas toujours aussi évident et que certains caractères ont du mal à écouter nos suggestions. Mais ce qui est certain, c’est que nous avons notre part de responsabilité dans la qualité d’un bouquin.
Dominique Vergnes: Et quels sont souvent les défauts des jeunes scénaristes ou dessinateurs?
Thierry Joor: C’est souvent la structure qui pose problème. Les auteurs se racontent des histoires à eux-mêmes et oublient parfois qu’il y a des lecteurs qui vont devoir entrer dans leur univers. Le public ne connaît pas d’emblée les tenants et les aboutissants d’un récit, les personnages ou l’univers de l’album. Il faut un minimum d’explications du contexte, des personnages, de ce qui fait vivre l’histoire. Il ne faut pas pour autant édulcorer le récit mais il y a un minimum d’éléments clés qui doivent apparaître assez rapidement pour emmener les lecteurs dans un récit car ils peuvent être perdus dès le démarrage de l’histoire. Je lis beaucoup de BD publiés par mes confrères éditeurs et, souvent, au bout de 3 ou 4 pages, je suis déjà perdu.
Dominique Vergnes: En même temps, vu votre catalogue, vous n’hésitez pas à publier des albums à risque. Je pense à "3 secondes".
Thierry Joor: Oui mais c’est le genre d’arbre qui cache la forêt. "3 Secondes" de Marc-Antoine Mathieu est un concept où une structure forte est mise en place, structure qui demande au lecteur une attention permanente. Mais il y a une grande rigueur derrière l’ensemble, une vraie logique tout à fait acceptable. Tant que ça ne devient pas le grand n’importe quoi, je suis personnellement friand de ce genre de bande dessinée-là aussi. Je trouve qu’il y a beaucoup trop de bouquins pas assez structuré, même ceux qui se veulent simples et faits pour une lecture de pure distraction. Raconter simplement n’est pas si facile. Peso, le créateur des "Schtroumpfs" et des immenses "Johan et Pirlouit" était un orfèvre en la matière. La bande dessinée est quelque chose de très complexe à manipuler. Lier des images et des textes dans un même espace n’est pas donné à tout le monde. Certains excellents illustrateurs sont de piètres narrateurs une fois qu’ils s’essaient à la bande dessinée. D’autres, moins virtuoses à la base, peuvent s’avérer de redoutables raconteurs d’histoires en bande dessinée.
Dominique Vergnes: A la fin des années 1990, j’associais "Delcourt" à la BD de science-fiction ou à du fantastique intelligent.
Thierry Joor: Oui, en effet avec des auteurs aujourd’hui majeurs comme Marc-Antoine Mathieu que l’on a publié dès 1990. Et nos grands classiques comme "Sillage", "Aquablue", "Le Chant des Stryges" et autres "Carmen Mc Callum" et "Travis". Et des séries plus courtes et marquantes comme "La nef des fous" de Turf ou "Les lumières de l’Amadou" de Claire Wendling et Christophe Gibelin.
Dominique Vergnes: Vous prenez vos décisions d’édition collégialement?
Thierry Joor: Non, c’est plus simple que cela. Quand un projet intéresse un éditeur, il en discute parfois avec moi préalablement mais toujours directement après en tête à tête avec Guy Delcourt. Guy n’est pas fermé aux arguments des autres et peut très bien se laisser tenter même si lui n’est pas convaincu à 100 % à la base. Au départ, il n’était pas très branché "Walking Dead" mais il a dit "ok on y va" et ce fut le succès que l’on sait. Devant la multiplicité des projets, il n’est plus obligé de décider seul, il ne doit pas avoir les mêmes goûts que l’entièreté de ses proches collaborateurs, on est amené à se faire confiance mutuellement, même si c’est lui qui garde le pouvoir et c’est très bien ainsi. Ce métier reste une passion pour Guy Delcourt, il est en perpétuelle recherche de découvertes.
Dominique Vergnes: J’avais lu un entretien de Boudjellal et il racontait qu’il était parfois prêt à tout pour garder un auteur, comme de lui téléphoner tout un week-end pour le faire changer d’avis.
Thierry Joor: Il n’y a que lui pour répondre à ça ou les auteurs en question. Chacun a sa manière de faire, nous sommes tous des êtres humains avant tout.
Dominique Vergnes: Personnellement, j’ai découvert votre maison d’édition avec des séries comme "le chant des Stryges", "Aquablue" ou "Carmen MacCallum".
Thierry Joor: Ce sont de grosses séries pour nous. Le "chant des Stryges" et "Aquablue", dont les premiers volumes ont franchi le cap des 100000 exemplaires, continuent à très bien se vendre à chaque nouvelle sortie. Ce sont des séries BD qui ont un univers scénaristique et un fond graphique très forts et qui sont très bien soutenues et défendues année après année par les libraires.
Dominique Vergnes: Et pour "le chant des Stryges", vous aviez prévu ce succès?
Thierry Joor: Comme pour les autres, non, même si on sentait le gros potentiel du récit et de son dessinateur. Je trouve que c’est une très bonne série, très intelligente, c’est vraiment la série télé américaine d’aujourd’hui mais avant l’heure. Et Richard Guérineau est un dessinateur et un cadreur hors-pair. Il faut bien savoir que Corbeyran et Guérineau avaient prévu dès le départ le nombre de volumes que l’on est encore en train de publier aujourd’hui, à savoir 18 tomes. Les auteurs savaient où ils voulaient aller et heureusement, le succès les a accompagnés.
Dominique Vergnes: Ce fut le cas pour la série des "jours J"?
Thierry Joor: Tout-à-fait, Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Fred Blanchard nous ont proposé ce projet énorme et on a dit oui. Ce sont les auteurs qui sont moteurs dans ce cas-là.
Dominique Vergnes: Peut-on parler de label Delcourt? Et avez-vous des craintes d’être racheté par un grand groupe?
Thierry Joor: Si label il y a, j’espère qu’il est associé au mot qualité. La "qualité Delcourt", ça sonne bien ! Je pense que Guy Delcourt, de son vivant, ne verra pas le rachat de son groupe. Il faudrait une catastrophe nucléaire pour que cela arrive. Guy Delcourt gagne aujourd’hui très bien sa vie et je ne pense pas que cela soit l’appât du très gros gain supplémentaire qui le motive. Cela me semble inimaginable même si il ne faut jamais dire jamais.
Dominique Vergnes: En tant qu’Editeur indépendant, vous faites partie des maisons d’édition prestigieuses et dans cette réputation, il y a l’obtention des prix. Vous avez reçu en 2003, par exemple, le prix de l’Alph’art du meilleur album, "Jimmy Corrigan" du génial Chris Ware.
Thierry Joor: Ca nous fait toujours plaisir les prix. Pour cet album, ca aurait été franchement injuste et incompréhensible de ne pas le recevoir. Le festival d’Angoulême a son utilité première pour mettre en lumière, par ses prix, des albums plus pointus mais qui méritent tout le respect vu leurs qualités indéniables.
Dominique Vergnes: Y-a-t-il une vraie résonance sur la vente pour ces albums récompensés?
Thierry Joor: Pour les livres de qualité tel "Jimmy Corrigan" ou "Pourquoi j’ai tué Pierre ?" d’Alfred ou "Les Chroniques de Jérusalem" de Delisle, bien sûr ! Pour les livres moins forts, moins universels finalement, l’impact est beaucoup plus limité voire quasi nul.
Dominique Vergnes: Vous êtes présent chaque année à Angoulême? Est-ce une bonne opération d’y être présent??
Thierry Joor: Nous considérons notre présence massive là-bas comme une opération de marketing, de relations publiques et de plaisir. Car c’est aussi une occasion de rencontrer nos auteurs ou d’autres dans des conditions particulières, de refaire le monde avec eux, de ne pas parler que du travail. D’échanger aussi avec des lecteurs, des journalistes, des libraires. La participation à ce festival coûte très cher à un éditeur de notre taille car toutes les dépenses, aussi bien de l’équipe que des auteurs, sont à notre charge et nous n’arrivons jamais à rentrer complètement dans nos frais par le biais unique de la vente de nos livres. Des ventes qui sont néanmoins de plus en plus conséquentes année après année et qui permettent d’envisager à terme l’équilibre financier de ce type d’événement. De toute façon, pour nous, malgré les défauts de l’organisation et souvent le peu d’écoute des organisateurs vis-à-vis des éditeurs, c’est important d’y être car le label Angoulême offre une visibilité unique dans les médias.
Dominique Vergnes: Comment définiriez-vous "Delcourt" en tant que maison d’édition en quelques mots?
Thierry Joor: Delcourt est l’éditeur le plus généraliste du marché, qui offre une garantie de qualité quel que soit le genre abordé. En tout cas, c’est ce que j’entends très souvent dire même si nous ne réussissons bien entendu pas tout ce que nous entreprenons.
Dominique Vergnes: "Delcourt", au départ, n’était pas aussi polyvalent.
Thierry Joor: Ah mais si et cela dès le départ.
Dominique Vergnes: Vous êtes bien présent dans tous les festivals d’importance en France?
Thierry Joor: Oui, que ce soit de manière directe comme à Saint-Malo par exemple ou par le biais d’un libraire comme à Blois. On a même créé notre propre festival Delcourt/Soleil à Bercy qui a lieu chaque année en septembre. On va aussi soutenir un libraire en lui envoyant nos auteurs en dédicaces. On essaie d’être très présent sur le terrain. On crée de l’événementiel et du partenariat aussi. On a besoin des uns et des autres, on travaille avec les festivals et les libraires en bonne intelligence.
Dominique Vergnes: Quid des adaptations de vos BD au cinéma ou à la télévision?
Thierry Joor: On fourmille de projets animés comme pour "Les blagues de Toto". On a signé avec Genao pour une série de dessins animés adaptée des "Légendaires" qui passera sur TF1. On est en contact avec des producteurs de cinéma et des maisons de production. On vient de signer un contrat pour une adaptation live de notre série "Les Sentinelles" de Dorison et Breccia. Même une bande dessinée peut devenir une Palme d’or à Cannes. La dernière en date fut d’abord une BD ("le bleu est une couleur chaude") et je trouve pitoyable et mesquin que ni le metteur en scène ni le producteur ne l’a signalé lors de la remise du Prix. Un joli mépris vis-à-vis de son auteur.
Dominique Vergnes: La série des "Quai d’Orsay" a bien été mis en film.
Thierry Joor: Malgré les qualités de dialogues et du scénario de cette série, elle ne serait pas du tout aussi forte si c’était quelqu’un d’autre que Christophe Blain qui la dessinait. Son dessin est époustouflant et indissociable de "Quai d’Orsay". C’est de la bande dessinée dans ce qu’elle a de plus pure, difficile à imaginer sous une autre forme tant la maestria du dessin et de la mise en scène est éclatante. Imaginez "Gaston" qui ne serait pas dessiné par Franquin… Vous ne rigolerez pas autant tant le dessin de Franquin est vivant et communicatif. Dans son registre particulier, Blain possède ces mêmes qualités rares. Je suis très curieux de voir l’adaptation qu’en a faite Bertrand Tavernier. Mais je pense que ce sera beaucoup moins bien que la bande dessinée.
Dominique Vergnes: Vous ne pensez pas que ces types d’adaptation démontrent en général la pauvreté scénaristique des films. En effet, on se sert des valeurs sûres de la BD pour en faire des longs métrages.
Thierry Joor: Oui mais c’est le cas pour tout : littérature, théâtre, comédies musicales… Pourquoi pas ? Cela ne me gêne pas. Les uns empruntent aux autres…
Dominique Vergnes: Et "le chant des Stryges", ce serait facilement adaptable?
Bien sûr, bien sûr, mais il faudrait du gros budget (Rires). Tout est adaptable si on y met les moyens et les bonnes personnes pour le faire.
Dominique Vergnes: A titre anecdotique, avez-vous des regrets? Des livres ou des auteurs que vous avez loupés?
Thierry Joor: Non, jamais. Moi je me dis que si ça ne doit pas se faire chez nous, ce n’est pas dramatique. Et puis, je ne suis pas certain que les succès de certains éditeurs auraient été les mêmes succès chez d’autres éditeurs. Chacun à sa patte, chacun à sa chance…
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