Éric Catarina, fondateur des Éditions du Long Bec, communique : 2020, Année de la Bande Dessinée ?
La nouvelle s’est maintenant largement répandue, les Éditions du Long Bec ont cessé définitivement leur activité le 20 janvier. Le combat fut rude ces derniers mois, mais la chute continue des ventes et les taux de retour très élevés ont eu raison de mon enthousiasme, de mon énergie… et de tous les capitaux investis dans la société ! C’est bien entendu dramatique pour moi et pour la toute petite équipe qui m’entourait, mais aussi pour les nombreux auteurs avec qui j’ai eu la chance de travailler pendant ces 8 années d’existence.
L’aventure se termine donc définitivement, car contrairement aux rumeurs qui semble-t-il ont circulé, aucun repreneur ne s’est manifesté, ni pour le catalogue, ni pour la marque « Long Bec ».
98 albums au catalogue, plus de 40.000 exemplaires vendus en 2019
2020, Année de la BD… réellement ?
Alors que 2020 a été officiellement consacrée « Année de la Bande Dessinée » et que celle-ci ne s’est, selon les médias, jamais aussi bien portée, la réalité, en particulier pour les petits acteurs de ce secteur d’activité (c’est-à-dire la grande majorité des auteurs et petits éditeurs), est tout autre. En effet, se contenter de regarder les bons chiffres de vente annoncés pour 2019 donne du marché de la BD une image totalement faussée, car ces chiffres intègrent notamment le dernier « Astérix », qui, à lui seul, déforme la comparaison d’une année sur l’autre, puisqu’il ne sort un « Astérix »
que tous les deux ans… Ces effets d’annonce masquent la réalité : la grogne – légitime – des auteurs de plus en plus précarisés, la surproduction toujours patente, les ventes moyennes au titre en baisse continuelle, et les taux de retours en constante augmentation.
La bande dessinée est bel et bien en crise, du moins pour les petits éditeurs indépendants et la grande majorité des auteurs. Seuls s’en sortent les auteurs « bankables » et ceux qui tiennent les manettes de la diffusion et de la distribution, les gros éditeurs.
Le système a atteint – et même dépassé – ses limites, un système qui concentre à lui seul toutes les interrogations économiques, sociales et environnementales qui agitent actuellement notre société de consommation.
En fait, comme tout le secteur du livre, la BD est fondée sur une « économie de l’offre », avec un postulat simple : il faut pouvoir permettre à tous les livres d’être présents sur le marché, et les lecteurs pourront ainsi faire librement leur choix, en s’appuyant notamment sur le rôle prescripteur du libraire.
Sauf que, dans ce contexte, la solution magique a cru être trouvée… dans la possibilité accordée aux libraires de « retourner » aux éditeurs et se faire rembourser par ces derniers tous les ouvrages non vendus. Néanmoins, ce système ne peut fonctionner que sur un marché en croissance, sinon on se retrouve très vite en « surproduction », de par la fuite en avant financière qu’entraîne ces retours.
C’est exactement ce qui est arrivé dans le secteur de la BD ces dernières années (que ce soit sur les BD franco-belges, les romans graphiques, les mangas ou les comics) : il faut « produire » les albums de bande dessinée avant de penser à les vendre.
Or un album de BD est très cher à « produire » : il faut d’abord payer les auteurs, sous forme d’avances sur droits, sans savoir a priori ce que sera le niveau effectif de ces droits. Ensuite, et c’est une conséquence directe de ce schéma « surproductif », pour la très grande majorité des albums mis sur le marché, plus de 50% sont retournés à l’éditeur et malheureusement ne seront très souvent plus jamais revendus ; la plupart sont donc détruits.
Seuls les « majors » de l’édition BD peuvent se permettre de payer des avances plus importantes à certains auteurs en comptant sur les grosses ventes d’autres auteurs.
Et seuls ces majors peuvent imprimer deux fois plus de livres que « nécessaire » sans trop en souffrir. Ce n’est pas le cas des petits éditeurs. Cette fuite en avant se fait avec la complicité involontaire des libraires, qui se retrouvent noyés dans une offre pléthorique, dans laquelle seuls les titres de quelques gros éditeurs sont visibles et finalement vendus.
Derrière la survie des petits éditeurs et la nécessaire pluralité de l’offre, il y a des femmes et des hommes, les auteurs. Si toutes les petites maisons d’édition BD disparaissent comme le Long Bec, les auteurs seront de plus en plus soumis à la logique purement financière des gros éditeurs. Une logique qui tend à « n’investir », en terme marketing notamment, que sur « ce qui pourrait marcher » ; dans un tel contexte, de moins en moins d’auteurs seront publiés ou soutenus.
Et à côté des dimensions économique et sociale il y a également la question de l’environnement : le WWF a publié récemment un rapport alarmant sur l’industrie du livre, pointant justement la surproduction évidente de BD, qui génère au bout du compte un énorme gâchis de papier… Sans parler de l’empreinte carbone liée aux retours massifs d’albums (transport, destruction etc…).
En tant que petite maison d’édition, nous déplorons cette logique économique qui entraîne toute la chaîne du livre dans un engrenage mortifère. Ce système mériterait d’être remis à plat.
Mais nous sommes fiers malgré tout d’avoir pu travailler avec autant d’auteurs talentueux et d’avoir permis à leurs albums d’exister.